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Constitution de la base données, méthodes, sources et décisions éditoriales
Le projet Cast in Stone a pour objectif d’étudier les statues contestées liées à l’histoire coloniale en Grande-Bretagne et en France aujourd’hui, qui ont fait l’objet d’attaques ou de prises à parti physiques (jets de peinture, tags, dégradations, ajouts d’éléments, etc.). Il porte sur les statues et les bustes représentant des personnes réelles ou symboliques installées dans l’espace public, c’est-à-dire dans les rues, sur les places, les ponts ou dans les parcs, et exclut donc les statues installées dans des cours intérieures, des bâtiments publics, des casernes, des églises ou sur des façades de bâtiments.
Le projet vise d’une part à cartographier la présence de ces monuments, et d’autre part à documenter tous leurs « événements de vie », depuis leur inauguration jusqu’à leurs contestations actuelles, en passant par leurs déplacements, leurs remplacements ou leurs détériorations depuis leur érection. Les données ainsi produites et mises en série nous permettent d’analyser la présence de ces monuments dans l’espace public, et de proposer des observations sur les mémoires de la colonisation qu’elles véhiculent ou produisent dans l’espace public.
Toutes les statues que nous avons identifiées font l’objet de fiches synthétiques, et neuf d’entre elles donné lieu à des « biographies », c’est-à-dire à des études de cas extensives.
Ce premier projet, pour des raisons de moyens et d’échelles, n’a pu inclure les anciens espaces colonisés devenus indépendants : il sera crucial de les intégrer dans un prochain projet de plus grande ampleur. Cast in Stone a également laissé de côté les monuments aux morts, définis comme non figuratifs et anonymes par la loi de 1919, et donc en dehors du projet de recension des statues figuratives.
Nous avons progressé dans le projet à partir de ces critères de départ, et d’une méthodologie de travail élaborée conjointement entre les deux équipes britannique et française. Au fur et à mesure de notre progression, nous avons fait des choix visant à resserrer ou à élargir nos recherches, afin de mieux saisir des aspects cruciaux du façonnement des monuments porteurs de mémoires de la colonisation. Ces choix n’ont pas été les mêmes pour l’équipe britannique et pour l’équipe française, en raison de différences dans l’état de l’art, les cadres juridiques nationaux, les sources disponibles ou encore dans l’engagement de la société civile dans la vie des statues. Nos critères d’inclusion ou d’exclusion et notre méthodologie de travail sont décrites ci-dessous, et sur la page dédiée pour le cas britannique.
Point de départ de la recherche : répertorier les statues
L’identification des statues en France a puisé dans deux types de ressources. D’abord, la longue tradition de travaux académiques sur la célébration de « grands hommes » par la statuaire publique au XIXe siècle et au début du XXe siècle, qui constitue un fondement solide pour l’identification et la présentation des statues. Ainsi, dans la continuité des premiers travaux de l’historien Maurice Agulhon, June Hargrove a consacré en 1989 un ouvrage aux Statues de Paris et Jacqueline Lalouette a publié en 2018 un ouvrage intitulé Un peuple de statues ; La célébration sculptée des grands hommes ( France 1801 - 2018 ). A partir de recherches minutieuses dans les archives nationales, départementales et municipales, de sites internet et de listes de monuments établies par des institutions publiques ou des guides, Jacqueline Lalouette recense de manière non exhaustive 3856 statues figuratives, érigées dans l’espace public. En 2021, elle a resserré son étude autour des statues contestées et publié un petit ouvrage intitulé Les statues de la discorde, qui a constitué une base de travail pour nos recherches.
Parallèlement à ces travaux académiques, nous avons utilisé un second type de ressources : des bases de données en ligne. L’une d’entre elle a été notre outil de travail quotidien, il s’agit de A nos grands hommes, réalisée à partir de la collection de cartes postales de France Debuisson et hébergée par le Musée d’Orsay. Cette base de données représente la principale ressource pour recenser les sculptures en France : patiemment constituée depuis 1986 par des conservateurs et des conservatrices du Musée d’Orsay, des historiennes et des historiens de l’art, soutenue par l’INHA, l’École du Louvre, le Musée du Louvre, le Ministère de la culture et le Labex Les Passés dans le présent, elle répertorie et documente 10 329 monuments présentant une forme de sculpture : bas-reliefs, statues, bustes, colonnes, gisants, monuments aux morts, etc. Cette base de données a été notre principale source pour examiner les statues existantes, à partir des catégories « buste », « ensemble », « groupe », « statue », et « statue équestre » (8 428 items au total).
Nous avons complété cette démarche en l’appliquant à d’autres bases de données, elles aussi soutenues par des institutions publiques:
- Palissy, une base de données créée par le Ministère de la culture en 1989 et mise en ligne en 2002, accessible sur la plateforme ouverte du patrimoine du Ministère de la culture (pop). Cette base de données recense le patrimoine mobilier français de la préhistoire à nos jours, et notamment les objets classés ou inscrits au titre des Monuments historiques.
- Base de données « Lieux de mémoire » de la Fondation pour la mémoire de l’esclavage, qui présente une cartographie des lieux de mémoire liés à l’esclavage incluant des statues. Cette base de données a le très grand intérêt d’apporter des éléments de connaissance sur les statues situées dans les départements et les régions outre-mer, qui n’apparaissent pas toutes dans les autres bases de données, alors qu’un des objectifs de Cast in Stone est précisément de documenter les productions artistiques installées dans ces espaces et les luttes auxquelles elles ont servi de support.
Critères et choix scientifiques : identifier les statues coloniales
Une fois ces monuments identifiés par recoupement des travaux académiques et des bases de données, nous leur avons appliqué les critères que nous avons établis comme nous permettant de repérer les statues liées à l’histoire de la colonisation :
- Personne participant pour l’État français aux prises de possession, conquêtes, guerres coloniales ou de décolonisation, à l’administration coloniale ou au gouvernement colonial.
- Personne engagée dans le gouvernement de la France ayant favorisé ou impulsé la colonisation ou l’organisation légale de l’esclavage.
- Personne engagée dans la mise en esclavage ou la traite des personnes.
- Personne engagée à titre privé dans la colonisation : colon, commerçant, missionnaire etc.
- Personne résistant à l’esclavage et/ou à la colonisation.
- Personne appartenant au groupe des colonisé.e.s ou ayant appartenu à ce groupe et connu un statut différent des citoyens français avant la départementalisation de 1946.
- Figure symbolisant la mise en esclavage des personnes.
- Statue installée par l’Etat colonial dans une colonie, et « rapatriée » à l’indépendance de cette dernière.
En appliquant ces critères aux statues identifiées, avons établi une liste, que nous espérons la plus complète possible mais nécessairement imparfaite et non exhaustive, de 189 statues liées à l’histoire de l’esclavage et de la colonisation, que nous avons isolée dans un document Excel.
Pour chacune de ces statues, nous avons consulté les quotidiens régionaux accessibles sur les bases de données de la presse afin d’identifier d’éventuelles contestations matérielles liées à leur rapport à l’esclavage ou la colonisation (tags, collages, jets de peinture, ajout d’un accessoire, détérioration, destruction partielle ou totale). Nous avons ainsi identifié 37 statues contestées physiquement, soit 20% des statues identifiées comme liées à l’histoire de l’esclavage et de la colonisation.
Choix d’inclusion et constitution d’un corpus
Ces recherches nous ont amenées à intégrer dans notre corpus, en plus de ces 37 monuments, sept statues qui débordent en partie nos stricts critères de définition (statue ou buste figuratif, installé dans l’espace public français, liée à l’histoire de l’esclavage ou de la colonisation et contesté physiquement), parce qu’elles présentent un intérêt particulier cristallisant des enjeux mémoriels, ou parce qu’elles constituent des cas-limite qui ouvrent vers d’autres corpus.
Nous avons ainsi décidé d’inclure les monuments à Joseph-Marcel Germain à Brive-la-Gaillarde et à Ernest Hamy à Boulogne-sur-Mer, les statues de Modeste Testas à Bordeaux, de Victor Hugo à Besançon, de Jacques Cœur à Bourges et de Voltaire à Paris, ainsi que les monuments aux trois maréchaux à Saint-Gaudens et à Villebois-Mareuil à Nantes.
Les trois premiers monuments sont des monuments liés à l’histoire de l’esclavage et de la colonisation, mais pour lesquels il n’y a pas eu de contestation physique directe. Les monuments à Joseph-Marcel Germain à Brive-la-Gaillarde (1914) et à Ernest Hamy à Boulogne-sur-Mer (1912) ont été envoyés à la refonte pour récupérer leurs métaux. À Paris, plus d’une centaine de statues coloniales et non coloniales ont subi le même sort, pour répondre aux demandes insistantes de la commission instituée par le Régime de Vichy pour fournir du métal aux Allemands. Àla différence du monument aux morts de Reims (hors corpus) et du monument au général Mangin (dans le corpus) immédiatement détruits par les troupes allemandes, les monuments à Joseph-Marcel Germain et à Ernest-Théodore Hamy ont fait partie des statues sacrifiées par les commissions locales et nationale du Régime de Vichy. Une partie de ces statues a été remplacée dans les décennies qui ont suivi la fin de la guerre, parfois par des œuvres de pierre déjà existantes, parfois par de nouvelles sculptures ; c’est le cas de la statue de Joseph-Marcel Germain et du buste d’Ernest Hamy. Ces deux sculptures présentent cependant la particularité d’avoir été reproduites sans les figures coloniales qui faisaient partie du monument initial (un tirailleur sénégalais pour le premier, une figure féminine mesurant un crâne humain pour le second). Il est vraisemblable que l’absence de ces sculptures soit due à des raisons financières, mais elle témoigne aussi du choix de les laisser de côté. Ce choix, qu’il minore le rôle des sujets coloniaux dans le premier cas, ou qu’il témoigne d’une prise de distance avec la raciologie hiérarchisant les races humaines au sortir de la Seconde guerre mondiale, questionne la place des représentations de la colonisation dans l’espace public et nous avons souhaité les aborder.
La troisième statue, celle de Modeste Testas à Bordeaux (2019), représente une femme sortie de l’esclavage, à taille humaine et hauteur de femme, installée dans une ville engagée dans le commerce de traite. Le 13 septembre 2021, elle est découverte enduite de plâtre blanc ; les médias et les réseaux sociaux dénoncent un geste raciste et la ville porte plainte. Dès le lendemain, un étudiant en art explique avoir enduit la statue de plâtre pour réaliser un moulage sauvage. Cette intervention n’a donc pas été opérée dans une volonté d’attaque ou de transformation, cependant elle n’en demeure pas moins un geste touchant physiquement la statue, et serait, selon l’étudiant concerné, un « acte de mémoire » (France 3 Régions, 14/09/2021). Nous avons donc souhaité intégrer ce geste et la polémique qu’il a suscitée, dans un contexte où les jets de peinture blanche sur les statues de personnes vivant en esclavage, résistant à l’esclavage ou considérées comme non blanches, constituent un des éléments du répertoire d’action de l’extrême droite.
En nous penchant sur l’activisme de l’extrême droite touchant les statues, nous avons décidé d’inclure également la statue de Victor Hugo à Besançon (2003). Cette statue a été commandée par Médecins du Monde au sculpteur sénégalais Ousmane Sow à l’occasion de la Journée du refus de la misère en 2002, année du bicentenaire de la naissance de Victor Hugo. En 2022, elle est rénovée par les services municipaux, et cette rénovation est critiquée au motif que le visage de Victor Hugo serait désormais trop sombre. Dans la nuit du 21 au 22 novembre 2022, le visage de la statue est enduit de peinture blanche par des étudiants militants de l’ultra-droite, qui se prennent en photo à côté de la statue sur laquelle ils ont accroché une pancarte avec l’inscription « White power ». Le mode opératoire et l’affichage du suprémacisme blanc sur et contre les monuments constitue un des aspects que nous avons entrepris de documenter.
L’attention portée aux gestes des acteurs des contestations et aux sens dont ils investissent leurs actions nous a amenées à intégrer en outre les statues de Voltaire et de Jacques Cœur. Si elles ont bien été prises à parti, leur association avec l’esclavagisme (Voltaire) et avec le colonialisme (Jacques Cœur) repose sur des interprétations discutables. Il nous a cependant semblé plus intéressant dans ces deux cas de prendre au sérieux ce que disent les acteurs, et d’examiner la manière dont leurs revendications s’articulent à d’autres mouvements de contestation.
Enfin, dans bien des cas, les acteurs des interventions ne s’expriment pas : l’intention qui guide leur geste reste alors obscure. Pour certains monuments, il est ainsi difficile d’identifier l’aspect qui a été ciblé par les attaques : est-ce l’engagement colonial des hommes représentés qui est visé, est-ce leur carrière militaire, leur orientation politique ou encore leur position d’autorité ? Ces questions restent sans réponse pour deux des monuments que nous avons intégrés à notre base de données : celui des trois maréchaux à Saint-Gaudens, dont les têtes ont été décapitées en 2018 sans que ce geste ne soit expliqué ; celui de Villebois-Mareuil à Nantes, tagué lors d’une manifestation d’extrême-gauche en 2022. Nous avons malgré tout décidé d’inclure ces monuments, en raison de la carrière coloniale de Joffre et de Gallieni - rappelée sur un des bas-reliefs du Monument aux trois maréchaux, et de l’engagement de Villebois-Mareuil dans la guerre des Boers, qui sont des aspects qui peuvent avoir été pris en compte par les auteurs des interventions.
Le corpus de l’étude présenté sur ce site, composé de 44 statues, correspond donc à des choix : celui d’aborder les statues contestées dans toutes leurs dimensions, en prenant en compte tous les répertoires d’actions que nous avons repérés. Il s’agit donc d’un corpus qui n’est pas fermé et qui n’a pas vocation à être défini comme exhaustif. Il est à l’inverse le fruit d’une démarche exploratoire et d’une réflexion collective.