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Monument à Galliéni, Paris

Emmanuelle Sibeud

Une statue impériale

Située place Vauban à Paris, cette statue représente le maréchal Galliéni en tenue de campagne de la Première guerre mondiale, des documents à la main. Elle est portée par quatre cariatides représentant la ville de Paris, le territoire du Soudan français devenu le Mali, le Tonkin, la partie nord du Vietnam actuel et Madagascar.

Inaugurée en 1926, elle était initialement installée sur l’avenue des Invalides. Elle a été transférée en 1937 place Vauban, derrière les Invalides.

Depuis juin 2020, à la suite du mouvement de mobilisation Black Lives Matter, elle fait l’objet de contestations réclamant qu’elle soit placée dans un musée pour « déboulonner » le récit officiel sur la colonisation.

Joseph Galliéni : du gouvernement des colonies à la défense de Paris en 1914

En août 1914, le général Galliéni est nommé gouverneur militaire de Paris. Il a fait toute sa carrière dans les colonies, participant aux guerres coloniales les plus importantes, en Afrique de l’ouest, au Vietnam puis à Madagascar dont il a été le gouverneur général de 1896 à 1905. Il incarne l’officier colonial d’origine modeste, formé dans les meilleures écoles militaires et bâtissant un empire colonial après la défaite de 1870.

C’est une figure connue du grand public. En raison de son rôle à Madagascar de 1895 à 1905 et parce qu’il a beaucoup publié. Dès le début de sa carrière, il rédige des travaux savants destinés aux sociétés de géographie. Il publie également des ouvrages transformant les guerres coloniales de conquête en Afrique en récits accessibles à tous, par exemple sur son long séjour comme otage politique à la cour de Samory et sur la guerre contre celui-ci. Il s’est ensuite affirmé comme le théoricien de la « pacification », concept colonial renvoyant à l’association systématique des opérations militaires de conquête ou de répression, et des opérations civiles de mise en place d’une administration coloniale pour aller plus vite dans l’installation de la domination. Il fait ainsi partie des auteurs coloniaux qui justifient le recours à la violence en affirmant que celui-ci serait adapté à la situation sociale des populations colonisées. Il met en place à Madagascar une politique différentialiste classique en reprenant les catégories socio-politiques locales. Il la présente comme une application inédite du racisme scientifique et cette « politique des races » est célébrée en métropole par d’influentes figures intellectuelles républicaines comme l’historien Ernest Lavisse qui en fait une nouvelle « méthode coloniale » .

Galliéni reprend du service en 1914 pour assurer la défense de Paris qu’il parcourt à pied et en voiture pour rassurer les Parisiens et les Parisiennes, appliquant une autre méthode coloniale éprouvée, montrer le pouvoir, surtout quand il est limité ou menacé. Il prend une part active à l’organisation de la première Bataille de la Marne en 1914 en mobilisant les taxis parisiens. Ce succès renforce sa réputation militaire et le désigne comme Ministre de la Guerre en 1915-1916. Elle lui vaut également le titre de « sauveur » de Paris et une popularité durable.

Il meurt en mai 1916 peu après avoir démissionné de son poste de ministre. Ses obsèques nationales, le 1er juin 1916, rassemblent une foule imposante et sont comparées par la presse à celles de Victor Hugo. En 1921, Galliéni est nommé maréchal à titre posthume.

Le financement colonial d’une statue parisienne

Le Conseil municipal de Paris cherche immédiatement à lui rendre hommage. Dès juin 1916, il décide de donner son nom à une grande avenue. C’est chose faite le 28 juin 1918, l’avenue reliant le pont Alexandre III et l’hôtel des Invalides, qui abrite depuis 1905 le musée de l’armée, devient l’avenue Galliéni. Le 22 mars 1920, le Conseil municipal de Paris, décide en outre d’ériger une statue de Galliéni dans un lieu central. Il faut ensuite six années pour réaliser ce projet.

Il est pourtant bien soutenu. La statue en bronze de Galliéni présentée par le sculpteur Eugène Bénet au Salon des artistes français en 1920 est aussitôt achetée par l’État et donnée à la Ville de Paris. Elle le représente étudiant la défense de Paris en 1914, à l’extérieur et carte à la main. Elle est cependant jugée trop petite pour la capitale : 2,50 m de haut, un peu plus de 5 m avec le socle. Elle est installée à Trilbardou en Seine-et-Marne, au plus près des sites de la Bataille de la Marne et inaugurée en grande pompe pour le dixième anniversaire de cette bataille, le 7 septembre 1924. En parallèle, la Ville de Paris passe commande d’une statue plus imposante au sculpteur Jean Boucher, professeur à l’Ecole des Beaux-Arts de Paris depuis 1919 et ancien combattant .  Et elle soutient par des subventions tous les projets d’hommage à Galliéni qui lui sont soumis : les bustes et statues érigés là où il a vécu en métropole, à Madagascar, ou encore la plantation d’un chêne à sa mémoire dans le Jardin du Luxembourg, dans le prolongement de la très républicaine tradition des arbres de la liberté.

Aux importants moyens financiers de la Ville de Paris, s’ajoutent depuis 1922, la somme confortable de 306 000 francs rassemblés par souscription qui permet de financer l’érection et l’inauguration de la statue d’Eugène Bénet à Trilbardou comme la réalisation du monument demandé à Jean Boucher, payé 70 000 francs pour cette commande.

C’est une organisation de propagande coloniale, la Ligue maritime et coloniale, qui s’est chargée de créer un comité et d’ouvrir en mai 1921 la souscription. Elle revendique 383 000 membres en 1922 et souhaite démontrer son utilité et son influence. Le comité multiplie les patronages : le Président de la République, des ministres et anciens ministres, des élus et les six maréchaux de l’armée, ce grade ayant été rétabli à la faveur de la Première guerre mondiale. Alors que se tient la seconde Exposition coloniale de Marseille, la presse nationale et régionale fait largement écho à la souscription qui parvient à dépasser de quelques milliers de francs le montant réuni à Madagascar (300 000 francs) pour la statue équestre de Galliéni érigée à Tananarive (Antanarivo) en 1923 . Cet objectif a été annoncé dès le départ par Maurice Rondet-Saint, directeur de la Ligue maritime et coloniale et cheville ouvrière du comité. Les nouvelles publiées dans la presse montrent cependant qu’il faut pour cela une forte subvention de la ville de Paris (40 000 francs), qu’un tiers de la somme réunie provient du Vietnam (126 500 francs) où la population européenne et les sociétés françaises sont relativement nombreuses, et qu’un cinquième repose sur les subventions et les dons des administrations coloniales et des milieux d’affaires coloniaux. Par contraste, les contributions métropolitaines sont minces, les taxis parisiens donnent ainsi 600 francs.

Le monument Galliéni est ainsi un projet très officiel porté par la Ville de Paris, par l’État et par les réseaux du parti colonial.

Une nouvelle grammaire sculpturale de la race

Jean Boucher s’est fait connaître avant la guerre par plusieurs monuments consacrés à de grandes figures républicaines comme la statue de Victor Hugo installée à Guernesey. Engagé volontaire en 1914, son statut d’ancien combattant conforte sa réputation. Il réalise en 1921 une statue de « poilu » pour Vitré qui est ensuite reproduite sur de très nombreux monuments aux morts. Ces éléments le désignent comme le candidat idéal pour réaliser un monument qui est aussi destiné, à travers la figure de Galliéni maréchal à titre posthume, à inaugurer la célébration individuelle des grands chefs militaires de la Première Guerre mondiale, à côté des célébrations collectives des soldats « morts pour la France » sur les monuments aux morts. Cette tradition ancienne d’exaltation de la gloire militaire dans l’espace public a été suspendue par la IIIe République avant 1914. L’épreuve de la Première guerre mondiale fait sauter cette suspicion, mais les accents pacifistes des célébrations et l’influence politique des associations d’anciens combattants qui mettent en avant la solidarité dans le combat, rendent le redémarrage délicat.

Jean Boucher a été choisi sans concours, en s’appuyant sur la forte compétence des services chargés de la gestion de l’espace public à Paris. Il fait une première proposition où la statue de bronze de Galliéni, très semblable à celle d’Eugène Bénet, est protégée par allégorie de la République le conseillant et le protégeant de son bouclier dressé. Ces deux statues sont posées sur des cariatides de facture classique, de façon à obtenir un monument imposant . Ce premier projet est rejeté au profit d’une figuration plus réaliste. Galliéni domine seul ses cariatides de pierre qui sont également remaniées pour mieux représenter la Ville de Paris et les territoires colonisés qui ont marqué sa carrière.

Le monument inauguré en 1926 associe ainsi une statue en bronze (2,8 m de haut) de Galliéni en tenue de campagne de la première Guerre mondiale, et un groupe de quatre cariatides en haut-relief en calcaire beige (3 m de haut) représentant la Ville de Paris et les colonies qui ont marqué la carrière de Galliéni : Madagascar, le Tonkin (le nord du Vietnam) et le Soudan (les actuels Mali et Burkina Faso). L’ensemble est posé sur un socle carré dans la même pierre, avec deux dédicaces : « Au Maréchal Galliéni, la Ville de Paris », « Ce monument a été érigé à la suite d’une souscription publique organisée par la Ligue maritime et coloniale française », et une citation de Galliéni, gouverneur militaire de Paris : « J’ai reçu le mandat de défendre Paris contre l’envahisseur. Ce mandat, je le remplirai jusqu’au bout (Paris, le 3 septembre 1914) ». Au total, le monument mesure près de 8 mètres et pèse 80 tonnes.

Ajoutées à la demande expresse du comité, les cariatides de pierre sont réalisées dans un style hiératique et brut avec des frappes apparentes, tranchant sur l’académisme classique de la statue en bronze de Galliéni et l’œuvre de Jean Boucher en général Les vêtements, les traits du visage, les feuillages et les fruits composant la guirlande soutenue à bout de bras par chaque cariatide, permettent d’identifier le territoire représenté. Paris, Madagascar et l’Indochine sont entièrement vêtues : de drapés à l’antique pour les deux premières, d’une longue tunique chinoise et d’un pantalon large pour la troisième. La cariatide figurant le Soudan est à moitié dénudée, ses vêtements se réduisant à un pagne noué à la taille. Paris, l’Indochine et le Soudan portent un couvre-chef distinctif (bonnet phrygien, toque ronde et turban), Madagascar est tête-nue. Paris tend une guirlande composée de feuilles de laurier et de chêne, les trois autres cariatides soutiennent une guirlande de fruits peu identifiables à l’exception des bananes, production bien improbable au Soudan mais fruit emblématique de l’Afrique qui accompagne notamment depuis 1925 le fulgurant succès de l’artiste africaine-américaine Joséphine Baker.

Les cariatides affichent toutes un air sévère. Selon Le Figaro, le visage de la cariatide représentant la Ville de Paris aurait « les traits authentiques de l’effigie la plus vraie de Jeanne d’Arc ». Pour Madagascar, le Soudan et l’Indochine les traits supposés raciaux (nez épaté, lèvre épaisses, yeux bridés, pommettes saillantes) sont accentués, au détriment de la beauté des visages. Le style adopté par Jean Boucher est ainsi en rupture avec les codes de la statuaire ethnographique du XIXe siècle qui misait classiquement sur la perfection des visages et des corps. On peut y voir l’influence de l’engouement pour les statuaires primitives depuis les années 1910, mais aussi un retour plus paresseux aux représentations héritées de l’esclavagisme toujours disséminées dans le paysage urbain, qui jouent volontairement sur le grotesque pour justifier la réduction en esclavage et la subalternité .

Quelle qu’ait été l’inspiration de Jean Boucher, le monument Galliéni transforme la grammaire figurative de la race en insistant sur les contrastes et en hiérarchisant de façon ostensible les quatre cariatides. Il installe ainsi la « politique des races » dans le cœur monumental de l’espace public parisien et déploie un nouveau langage sculptural qui s’étoffe dans les années suivantes, sur les bâtiments de l’exposition coloniale internationale de Vincennes de 1931 ou sur ceux de l’exposition universelle de 1937.

Les évènements de la vie du monument

Un monument sans attache ?

Le monument Galliéni est inauguré le 11 juillet 1926, en grande pompe, mais à 8 heures du matin. La Ligue maritime et coloniale le remet solennellement à la Ville de Paris, sa propriétaire, en présence du Président de la République, des Ministres des colonies et de la guerre, d’élus et des présidents des deux chambres, du Conseil municipal de Paris et des associations d’anciens combattants. Les discours évoquent les qualités de chef de Galliéni, le présente comme un exemple à suivre et insistent surtout sur son rôle pendant la Première Guerre mondiale. La cérémonie se conclut par un bref défilé militaire sur les Invalides. Tous les patronages politiques souhaitables sont au rendez-vous, malgré la pluie et l’heure matinale. La presse indique que les Parisiens et les Parisiennes prennent ensuite la relève pour découvrir le nouveau monument, le 11 juillet étant un dimanche, jour de promenade.

Le 11 juillet 1926 est aussi le jour d’une importante manifestation des associations d’anciens combattants contre les récents accords concernant les réparations et le règlement de la dette française vis-à-vis des Etats-Unis. Cette manifestation est officiellement interdite, mais tolérée tant est grande l’influence de ces associations qui défilent à leur habitude sur les Champs Elysées. L’horaire de l’inauguration du monument Galliéni a été adapté, pour éviter tout télescopage. Cette prudence souligne que l’espace public est façonné autant par les manifestations qui s’y multiplient à nouveau après la Première Guerre mondiale que par les monuments qui aspirent à l’organiser.

Le 11 juillet 1926 est aussi le jour d’une importante manifestation des associations d’anciens combattants contre les récents accords concernant les réparations et le règlement de la dette française vis-à-vis des Etats-Unis. Cette manifestation est officiellement interdite, mais tolérée tant est grande l’influence de ces associations qui défilent à leur habitude sur les Champs Elysées. L’horaire de l’inauguration du monument Galliéni a été adapté, pour éviter tout télescopage. Cette prudence souligne que l’espace public est façonné autant par les manifestations qui s’y multiplient à nouveau après la Première Guerre mondiale que par les monuments qui aspirent à l’organiser.

De façon plus surprenante, l’inauguration du monument Galliéni n’est pas liée à la revue du 14 juillet, alors que celle-ci a une dimension impériale en 1926.  La guerre coloniale menée contre la République indépendant du Rif dans le nord du Maroc vient d’être remportée, à grand renfort d’aviation, de bombardements massifs et de mobilisation extensive de troupes métropolitaines et coloniales. Le Sultan du Maroc a été invité pour la revue du 14 juillet où les troupes marocaines sont à l’honneur, puis pour inaugurer le 16 juillet la Mosquée de Paris, construite en tribut aux soldats coloniaux musulmans morts au combat pendant la Première guerre mondiale . Une partie des dignitaires marocains est déjà en France le 11 juillet. Ils ont visité les Invalides la veille, mais ne participent pas à l’inauguration du monument Galliéni, peut-être par crainte que celui-ci ne devienne une cible pour les coups d’éclat anticolonialistes du Parti communiste dont les derniers échos se font entendre autour de la revue du 14 juillet, par des bousculades et des slogans hostiles. Cette stratégie de l’éteignoir suppose cependant d’abandonner le monument Galliéni sitôt inauguré, en renforçant l’impression d’une statue « en l’air » au milieu de l’esplanade des Invalides.

Faute d’usage évident, cette première impression colle au monument. Il n’a qu’un rôle subsidiaire dans les commémorations de la première Bataille de la Marne qui se déroulent à Meaux et au pied de la statue de Trilbardou. Il est fleuri sans cérémonie, les Parisiens et les Parisiennes sont même encouragés par la presse à lui préférer pour leurs hommages le chêne du Jardin du Luxembourg. L’expérience partagée dans les lieux où elle a été vécue est au cœur des formes collectives de commémoration imposées par la « victoire endeuillée ». Le monument Galliéni n’a pas beaucoup de sens dans cette perspective, tout au plus est-il un cénotaphe de parade lors des funérailles militaires officielles, ou lors des messes que font dire les associations d’anciens combattants aux Invalides. La disparition physique des anciens combattants a paradoxalement renforcé ce localisme mémoriel. Le centième anniversaire de la première Bataille de la Marne en 2014 a été l’occasion d’une reconstitution participative précédant la cérémonie officielle, inévitablement en Seine et Marne. Également reconstitué, le convoi des taxis de la Marne est bien parti de l’esplanade des Invalides, mais sans passer au pied du monument Galliéni, transféré place Vauban depuis 1937.

Premier monument à la gloire d’un agent de l’expansion coloniale républicaine installé dans un espace parisien central, le monument Galliéni reste peu sollicité sur ce plan. A l’occasion, les sous-officiers y emmènent les soldats coloniaux en pèlerinage à l’occasion d’un défilé à Paris comme le signale L’Echo d’Alger le 13 novembre 1929. Il est exceptionnel que la revue du 14 juillet traverse la Seine pour investir les Invalides et passer devant le monument. C’est cependant le cas en 1930 où la revue est augmentée par la reconstitution d’une partie des régiments envoyés conquérir l’Algérie cent ans plus tôt. Le défilé se prolonge sur les Invalides et des généraux « chamarrés d’or » sont installés au pied du monument Galliéni. L’année suivante, en 1931, la Fédération française des anciens coloniaux fait fleurir le monument lors de l’ouverture de son congrès annuel, organisé dans le cadre de l’Exposition coloniale internationale de Vincennes, en annonçant six mois à l’avance ce geste, de toute évidence exceptionnel. En octobre 1935, ce sont les vétérans de la guerre de conquête de Madagascar qui fleurissent le monument pour le cinquantième anniversaire de cette guerre coloniale. Le 8 mai 1949, le monument est intégré à un surprenant marathon commémoratif associant la victoire de 1945, Jeanne d’Arc et le centenaire de la naissance de Galliéni. Pour économiser les jours fériés selon la presse de gauche, mais aussi pour tenter de faire oublier la longue et sanglante répression de l’insurrection de Madagascar en 1947-1948 en exaltant l’homme qui « a su conquérir non seulement le terre d’Afrique, mais le cœur africain » . Imposé par le haut, cet anniversaire opportuniste accentue le caractère pompeux d’un monument qui n’est jamais devenu un haut lieu de la vie civique, dans un contraste marqué et défavorable avec les innombrables monuments aux morts érigés dans la plupart des communes, dans les années 1920 également.

Transfert et contestations (avant 2020)

La réception initiale du monument Galliéni a été particulièrement critique en 1926, il a été attaqué pour son esthétique et surtout en raison de son emplacement : au beau milieu de l'esplanade des Invalides, espace classé depuis 1910. Influent quotidien culturel parisien, Coemedia donne le ton dès le 12 juillet 1926 : « toute cette statue est trop frêle pour le piédestal massif de pierre ; il n'y a point harmonie de ligne entre les deux matières. § Il eût fallu que les quatre figures de pierre imprimassent à l'ensemble le mouvement. Mais l'ensemble est froid ; il y a désaccord. Ces personnages symboliques et inexpressifs donnent une impression de lourdeur qui donne au bronze l'allure d'une statuette ». Le critique d'art Léandre Vaillat renchérit dans le Temps, quotidien conservateur et colonialiste : la statue en bronze de Galliéni est « trop anecdotique » et les trois cariatides exotiques sont des « figures molles ». Il accuse en outre Jean Boucher d'avoir voulu poser le premier jalon d'une allée monumentale destinée à accueillir les statues de l' « escouade de maréchaux » de la Première guerre mondiale pour donner du « boulot » à ses « camarades sculpteurs ». Attisant les débats contre la statuomanie qui ont connu un regain à la sortie de la guerre, il prédit que « la France entière qui se couvrit en l'an mille d'un blanc manteau d'églises, pourrait se couvrir d'un noir manteau de laideur ». Son article est reproduit par Coemedia le 24 juillet, avec cette conclusion comminatoire : « Il n'est pas possible que la statue du maréchal Galliéni reste, comme un défi à notre réputation d'être le pays du goût, du sens de l'ordonnance, là où elle est. Qui, quoi, qu'attend-il ? … Sans doute qu'on le déplace ? ».

Dans le quotidien communiste L'Humanité, le journaliste anarchiste Jules Rivet ajoute une dimension politique à ces critiques esthétiques en affirmant que le Soudan, l'Indochine et Madagascar tendraient vers la statue de Galliéni « au lieu de la main pleine, le poing fermé, semble-t-il, le poing tendu ». Il partage le principal reproche adressé au monument Galliéni : celui-ci est sous-dimensionné par rapport à l'avenue des Invalides dont il gâche la perspective et on peut craindre qu'il soit le premier jalon d'une « allée de la victoire », « hideuse » selon lui, et réintroduisant au cœur de Paris le monumentalisme guerrier de la période napoléonienne.

Propriétaire du monument, la Ville de Paris est confrontée à trois problèmes. En la violant au profit du monument Galliéni, elle a pris le risque de rendre inopérante la loi de 1906 qui étend le principe du classement des monuments aux sites, notamment urbains, et elle pourrait pour cette raison se trouver démunie face à une statuomanie résurgente. La presse ne manque pas une occasion d'opposer le chêne du Luxembourg et le « navet » qui interdirait « aux gens de goût l'accès de l'esplanade des Invalides ! » . Enfin, le monument Galliéni est d'emblée victime de dégradations. En novembre 1926, une bouteille d'encre a été versée depuis le sommet de la cariatide représentant la Ville de Paris, au grand émoi de la presse qui dénonce des « vandales ». En mai 1930, le pied de la cariatide figurant l'Indochine est brisé, sans doute à l'aide d'une bouteille de champagne dont les morceaux sont retrouvés autour du monument. Une intervention de Jean Boucher est nécessaire pour réparer les dégâts.

Chaque disparition d’un chef militaire de la Première Guerre mondiale provoque la formation d’un comité en vue de lui ériger une statue et cette conjoncture permet à la Ville de Paris de revenir assez vite sur les arbitrages autour du monument Galliéni. En 1929, la commande du monument au maréchal Emile Fayolle règle le point le plus litigieux en écartant le projet d’une « allée des vainqueurs » sur les Invalides. Confié à Jean Boucher, conçu sur le même principe que le monument Galliéni, une statue individuelle de bronze juchée sur un groupe en pierre, et avec le même gabarit, le monument Fayolle est installé en 1935 derrière les Invalides, sur la place Vauban, assez grande pour accueillir au moins deux autres monuments dans le même style . L’année suivante, les préparatifs de l’Exposition universelle offrent le prétexte nécessaire pour transférer place Vauban le monument Galliéni sans polémique, le vis-à-vis étant bien préparé. Les photographies du « déboulonnage » et du transport de « la statue ambulante » font les délices de la presse tandis que le coût important de cette opération (23 000 francs) est imputé sur le budget de l’Exposition universelle, et non sur celui de Paris. La préservation des espaces parisiens redevient une politique cohérente surveillée de près par la Commission du Vieux Paris qui s’empresse de prononcer définitivement « l’incompatibilité du monument Galliéni avec l’impressionnante nudité de l’esplanade des Invalides ».

Le transfert place Vauban marginalise un peu plus encore le monument Galliéni qui a perdu son seul rôle actif : celui de candélabre monumental lors des funérailles nationales des militaires. En 1932, l’installation avenue de Breteuil, dans l’alignement de la place Vauban, du monument au général Charles Mangin, le théoricien de la « Force noire », c’est-à-dire la possibilité de rétablir la parité avec l’armée allemande en recrutant massivement des soldats en Afrique de l’ouest suggère néanmoins que le monument Galliéni a commencé à jouer le rôle pilote recherché par ses promoteurs colonialistes. Autour de lui, s’esquisse une discrète impérialisation du quartier des Invalides qui devient un lieu de contestation possible, aux yeux des anticolonialistes. En mai 1934, le monument Mangin est recouvert du slogan « à bas la guerre impérialiste » et des traces de la même peinture figurent sur le socle du monument Galliéni, selon la presse, moins accessible en raison de sa hauteur.

Situé au point d’arrivée ou de départ des cortèges parisiens de manifestation, le monument Galliéni a attiré à plusieurs reprises des graffitis, en général liés au thème de la manifestation. C’est le cas par exemple au printemps 1987 à deux reprises. Ces graffitis détournent à leur profit la visibilité du monument dans l’espace public, sans toujours prendre en compte le message dont il est porteur. Ils constituent une forme d’appropriation citoyenne du monument qui témoigne de son intégration dans le paysage urbain. Ces graffitis sont en général rapidement nettoyés par les services techniques de la Ville de Paris.

Un monument réinventé depuis 2020

En dehors de ces usages ponctuels, le monument n’attire plus l’attention. Rares sont ceux et celles qui vont l’examiner de près pour analyser les messages qu’il brandit, comme le fait par exemple en 2014 la créatrice ivoirienne Virginie Ehonian sur son site personnel. Tout change au printemps 2020, avec le développement du mouvement Black Lives Matter en France et après la destruction des statues de Joséphine de Beauharnais et de Victor Schoelcher en Martinique et la déclaration du Président de la République contre tout déboulonnage.

À partir du 3 juin 2020, les manifestations contre les violences policières et le racisme se multiplient à Paris et dans toute la France. Elles ont lieu dans différents lieux à paris, dont le Champ de Mars. Le monument Galliéni est graffité à la peinture aérosol bleue (information diffusée le 16 juin) avec le message « Déboulonnons le récit officiel » sur la face avant du socle, « Dans un musée », et « Etat responsable » sur les autres faces du socle . Sur la face avant, une autre inscription, avec une graphie différente, fait référence à la sanglante répression qui a suivi l’insurrection nationaliste de Madagascar en 1947: « 89 000 † à Madagascar, ni oubli ni pardon », en proposant une estimation haute du nombre des victimes.

Deux jours plus tard, le 18 juin 2020, la statue est partiellement recouverte d’un voile noir par un groupe se présentant comme des « militants de la décolonisation », avec le soutien d’associations et de réseaux décoloniaux et luttant contre le racisme, et de personnalités comme Françoise Vergès, ou l’ancien footballeur, Vikash Dhorasoo. Ce dernier donne des interviews à plusieurs chaînes de télévision nationales et internationales où il plaide pour déboulonner certaines statues coloniales en s’appuyant sur les précédents au Royaume Uni, en rappelant les souffrances causées par la colonisation et en suggérant d’ériger de nouvelles statues, par exemple au footballer Kylian Mbappé.

Ces interventions sur le monument sont largement médiatisées. Elles lui donnent plus de visibilité qu’il n’en n’a jamais eu, amorçant un travail interprétatif dans plusieurs directions. Depuis avril 2021, Seumboy Vrainom :€, artiste vidéaste et selon ses mots, « militant Hors Sol » a consacré trois épisodes de sa chaîne « Histoires crépues » à Galliéni et à sa statue, ainsi qu’une série de podcasts sur les statues coloniales. Dans le prolongement de ses travaux sur la géographie du tourisme mémoriel, le géographe Jean Rieucau, analyse les tensions suscitées par la coexistence dans le quartier du Gros Caillou, dont font partie la place Vauban et les Invalides, d’une monumentalité militaire à l’échelle nationale dont le monument Galliéni est un élément, et des cortèges protestataires des manifestations.

Deux artistes ont proposé des performances autour du monument. Le 26 septembre 2021, Deborah de Robertis, artiste féministe, s’installe avec cinq autres Mariannes nues vêtues de bonnets phrygiens sur le monument, de la peinture rouge coule entre leurs jambes, représentant du sang s’écoulant de leur vagin . Toutes sont arrêtées et placées en garde-à-vue pour la journée et la Ville de Paris porte plainte, compte tenu de l’importance des dégâts. Des organisations de droite appellent immédiatement leurs adhérents et adhérents à venir manifester leur opposition au pied de la statue. Le nettoyage de celle-ci commence le 30 septembre, la ville le signalant immédiatement par les réseaux sociaux. Sans parvenir à éviter une dégradation supplémentaire par des membres de l’Action Française Paris, groupe royaliste de droite radicale, qui poste le 3 octobre sur les réseaux sociaux une vidéo les montrant en train de nettoyer le monument avec des brosses et de l’eau, au mépris de toutes les recommandations pour sa conservation. Le message affirme également que la Ville de Paris ne ferait rien contre cette « souillure » du patrimoine national.

L’artiste Ivan Argote réalise ensuite le podcast « au revoir Galliéni » qui met en scène le déboulonnage de la statue en bronze de Galliéni comme «‘anticipation’ d’un futur où les sculptures glorifiant le colonialisme seront ôtées légalement de la sphère publique ».

Les manifestations contre la réforme des retraites en 2022-2023 ont valu de nouveaux graffitis au monument sur lequel on pouvait lire par exemple le 23 mars 2023 une majorité de slogans politiques sans lien avec le monument : « non / à l’État » assortis du rappel « /!\ statue raciste ↑ ». Rapidement nettoyés à la demande de la Mairie de Paris, ces graffitis témoignent d’une convergence entre les usages ordinaires du monument comme jalon de l’espace public dont on s’empare le temps d’une manifestation et des relectures critiques à nouveau attentives à sa signification colonialiste et raciste.

Depuis son inauguration en 1926, le monument à Galliéni incarne des contradictions qui sont à l’origine de son transfert-relégation en 1937 et de l’absence d’une liturgie à son pied. Les réseaux colonialistes et les autorités, parisiennes et nationales, se sont emparé du besoin de commémoration lié au deuil collectif après première Guerre mondiale pour imposer ce monument massif mettant en scène avec emphase l’ordre colonial et racial, dans le centre monumental de Paris, sans l’intégrer dans les rituels républicains ou dans la liturgie impériale, explicitement installée à partir de 1931 autour des bâtiments de l’Exposition coloniale internationale. Pour autant, la grammaire de la figuration racialisée inaugurée par le contraste formel entre les cariatides et la statue de Galliéni a fait son chemin et s’est banalisée dans l’espace public, à Paris et au-delà. Vigie de cette diffusion discrète qui reste largement à étudier, le monument à Galliéni suscite des relectures, mais peu de mobilisation collective, à l’exception de celle de juin 2020 demandant son démontage complet. Sa vacuité, hier et aujourd’hui, en fait un objet de choix pour les interventions personnelles que sont les performances artistiques. Celles-ci ouvrent cependant une perspective permettant de le sortir du silence et de ce retrait relatif qui n’en est pas un pour tenter d’en faire un lieu de réflexion ouverte à toutes et à tous sur le colonialisme et sur la place à accorder à ses vestiges monumentaux.

Sources
DAVP-COARC
Archives de la Préfecture de police

Bibliographie
BRUNEAU Jean-Baptiste, « Par la mer, pour la patrie ». Les ligues maritimes en France sous la IIIe République », Annales de Bretagne et des pays de l’Ouest, vol. 129-2, no. 2, 2022, pp. 145-181.
CABANES Bruno, La Victoire endeuillée. La sortie de guerre des soldats français (1918-1920). Le Seuil, « L'Univers historique », 2004.
MICHEL Marc, Galliéni, Paris, Fayard, 1989.
NOEL Erick, La sculpture du Noir. Au temps de la traite, Paris, Hémisphères éditions, 2023.
TARTAKOWSKY Danielle, Les manifestations de rue en France, 1918-1968, Paris, Éditions de la Sorbonne, 1997.