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Monument à l'émir Abdelkader, Amboise

Lise Puyo

Abd el Kader ibn Muhieddine est né à El Guettana, près de Mascara en Algérie, le 6 septembre 1808. Issu d’une famille de lettrés, il fait de brillantes études religieuses. Les troupes françaises prennent Alger en 1830 et arrivent à Oran en 1831. Abd el Kader et son père participent aux premières batailles contre l’invasion. En 1832, Abd el Kader est nommé sultan par les tribus de l’ouest, et adopte le titre d’émir. Il s’impose comme un interlocuteur incontournable de l’armée française et négocie des traités où il accroît son influence. Alors que la stratégie et les objectifs de la France en Algérie changent au cours des années 1830, Abd el Kader devient un ennemi déclaré, en raison de sa résistance à la colonisation française. Le maréchal Bugeaud conquiert Mascara en 1841. Après un passage par le Maroc, Abd el Kader vainc l’armée française à la bataille de Sidi-Brahim en 1845.

En 1847, Abd el Kader se rend à l’armée française, au général Louis de Lamoricière, et négocie un exil en terre d’Islam. Le gouvernement français revient sur cette clause, et emprisonne Abd el Kader et sa suite en France, à Toulon, à Pau et à Amboise, de 1848 à 1852. Vingt-sept membres de son entourage décèdent à Amboise pendant leur captivité. Il est libéré par Louis-Napoléon Bonaparte en 1852, à condition qu’il fasse le serment d’abandonner la lutte anticoloniale en Algérie. Abd el Kader part ensuite en Turquie puis en Syrie, où il s’illustre en défenseur de la paix religieuse et par des écrits philosophiques. Il meurt à Damas le 26 mai 1883.

Sa mémoire est mise à profit par différents régimes, tantôt pour justifier la colonisation française par l’image d’un souverain acceptant sa défaite, tantôt pour construire le récit national d’une unité algérienne après l’indépendance.

Conception, financement, fabrication du monument

En juillet 2020, alors que la France est traversée par des débats de société sur les violences policières, le racisme systémique et les traumatismes de l’histoire coloniale, le président de la République Emmanuel Macron commande à l’historien Benjamin Stora un bilan sur la mémoire de la colonisation de l’Algérie. Le rapport Stora est remis en janvier 2021 et fait plusieurs recommandations. Certaines concernent la ville d’Amboise, où l’émir Abd el Kader a été emprisonné avec sa suite pendant quatre ans. L’historien recommande notamment la « construction d’une stèle, à Amboise, montrant le portrait de l’Emir Abd el Kader, au moment du 60e anniversaire de l’indépendance de l’Algérie en 2022 ». Cette recommandation fait écho à des demandes d’érection d’un monument en hommage à Abd el Kader portées en 2017, dans le cadre de Rhodes Must Fall et du mouvement mondial de contestation des monuments liés à l'histoire de l'esclavage et de la colonisation. Dans un article paru en 2017, l'historien Alain Ruscio rappelle que ces demandes ont été portées en Algérie et en France dès le début du XXe siècle, dans un article du journal Al-Akhbar d'avril 1909, ou au Ve Congrès des loges du Grand Orient d’Afrique du Nord, Bône, en 1928.

Le maire d’Amboise, Thierry Boutard (Les Républicains) s’empare de cette suggestion, partant du constant que la ville d’Amboise n’a presque pas de monument à ses grandes figures historiques comme François Ier, Léonard de Vinci ou le duc de Choiseul. Le maire écrit au président Macron suite à la publication du rapport Stora. Thierry Boutard y voit l’occasion de commencer ce processus mémoriel par une personnalité historique « qui inspire un respect très profond » en qualité d’intellectuel, d’humaniste, d’œcuméniste et dans son combat « contre l’intégrisme ». L’Elysée répond favorablement et le projet prend forme rapidement à la mairie d’Amboise (entretien avec Thierry Boutard, 04 novembre 2022).

Boutard fait appel à l’artiste Michel Audiard dont il connaît de travail, en particulier ses Passages, série de portraits découpés dans des feuilles d’acier Corten. L’artiste a en effet déjà réalisé un Passage Léonard de Vinci à Amboise. Le terme « stèle » dans le rapport Stora évoquant trop le monument funéraire, le travail d’Audiard en deux dimensions utilisant le paysage en transparence est jugé comme un compromis idéal entre stèle et statue. L’emplacement choisi, sur les quais de la Loire, permet au portrait d’Abd el Kader de se dessiner à la fois sur le château où il a été emprisonné, et sur la Loire, fleuve emblématique de la ville. Ces éléments sont discutés et approuvés au conseil municipal d’Amboise du 22 septembre 2021, avant de les présenter à l’Elysée pour validation.

Audiard réalise une première version du Passage Abd el Kader en suivant les contours du portrait de l’émir peint par Ange Tissier en 1853 (collection du château de Versailles).

Cette version n’est pas retenue, pour plusieurs raisons : Audiard regrette le fait d’interpréter un tableau, qui est déjà une interprétation de la réalité, et préfère travailler à partir d’une photographie. D’autre part, Abd el Kader tient un chapelet dans cette œuvre, et la mairie souhaite éviter la représentation d’objets religieux dans l’espace public (entretien avec Thierry Boutard, 4 novembre 2022). C’est une photographie d’Abd el Kader à Amboise qui est choisie pour la version finale. Prise en 1851 par Gustave le Gray, cette photo présente l’émir dans l’encadrement d’une porte en pierre, son manteau en mouvement derrière lui, le regard porté vers sa droite (Bibliothèque Nationale de France, département des Estampes et de la Photographie).

Ce projet de 35 000 euros est financé « à 80 % par l’Etat », via le ministère de la Culture et l’Elysée (entretien avec Thierry Boutard, 4 novembre 2022). Le reste de la somme est couvert en partie par la Direction régionale des affaires culturelles. Le Passage Abd el Kader est installé par la régie de l’atelier d’Audiard et les services techniques de la ville, sur le quai de la Loire à la fin du mois de janvier 2022, une dizaine de jours avant son inauguration, afin que la population locale soit au courant et puisse se l’approprier (entretien avec Michel Audiard, 21 février 2023). Le calendrier suggéré dans le rapport Stora, avec la construction du monument pour le 60e anniversaire de l’indépendance de l’Algérie, est donc respecté.

La nouvelle du découpage de l’œuvre est transmise dans la matinée, avant l’inauguration pour laquelle étaient conviés l’ambassadeur de l’Algérie en France Mohamed Antar Daoud, le président du conseil départemental Jean-Gérard Paumier, le sous-préfet de Chinon Laurent Vignaut, et une association de mémoire à Abd el Kader (entretien avec Thierry Boutard, 4 novembre 2022). Suite à la dégradation de l’œuvre, un public assez nombreux se rajoute aux invités. Les discours sur le besoin d’entente et le travail mémoriel accompli et à accomplir apparaît alors comme encore plus urgent et nécessaire face à la violence appliquée au monument. L’artiste Michel Audiard, présent à l’inauguration, se souvient de l’émotion visible ce jour-là : « il y avait des gens qui pleuraient (…) quand ils ont été voir la sculpture abîmée, il y avait peut-être cinq six personnes en deux heures qui trouvaient ça tellement fort comme moyen de s’exprimer que d’avoir essayé de détruire la sculpture que les gens pleuraient » (entretien avec Michel Audiard, 21 février 2023). Dans un entretien filmé par l’AFP et diffusé par TV5 Monde, Thierry Boutard déclare après l’inauguration : « C’est une journée de concorde, c’est une journée qui doit rassembler. Un tel comportement est inqualifiable, il sera poursuivi et puni si nous retrouvons les auteurs (…) l’œuvre restera là, elle sera restaurée » (TV5 Monde, 5 février 2022). Mohamed Antar Daoud, interrogé par France 24, dénonce « un acte de vandalisme d’une bassesse inqualifiable » et invite à « dépasser cela (…). Le rapprochement franco-algérien continue. Il y a une dynamique, une volonté de part et d’autre d’aller de l’avant ». (TV5 Monde, 5 février 2022).

Suite à l’inauguration, Thierry Boutard et Michel Audiard reçoivent des lettres de soutien, mais aussi des lettres d’insultes et de menaces, écrites par des gens trouvant « innommable de faire une sculpture sur cet odieux personnage » (entretien avec Michel Audiard, 21 février 2023). La mairie d’Amboise porte plainte pour acte de vandalisme sur bien public à caractère culturel contre les auteurs des faits, mais aussi pour diffamation et incitation à la haine pour les auteurs de lettres d’insultes. Les quelques lettres proférant des menaces de mort sont transmises au parquet antiterroriste (entretien avec Thierry Boutard, 4 novembre 2022).

Le vandalisme est couvert par la presse locale et nationale. Le scandale causé par la tentative de destruction créé une solidarité autour de l’œuvre et de la mémoire d’Abd el Kader.

La mairie d’Amboise commande une œuvre identique pour remplacer le Passage Abd el Kader sur le quai de la Loire. Cette « reconstruction » est financée par le conseil départemental et le ministère de la culture (entretien avec Thierry Boutard, 4 novembre 2022). Interrogé sur le devenir du monument découpé, Boutard évoque la possibilité de l’exposer dans un des musées de la ville. Une idée approuvée par l’auteur de l’œuvre qui outre la valeur historique et éducative de cette démarche, pense que l’œuvre transformée a aussi un intérêt artistique : « quand on a regardé la sculpture vandalisée, elle avait un intérêt. (…) C’était aussi un travail à quatre mains, c’est-à-dire les miennes et les leurs, sur le fait de la destruction d’une œuvre d’art » (entretien avec Michel Audiard, 21 février 2023). En particulier, les lanières d’acier tordues hors de leur cadre ajoutait une autre dimension à la plaque d’acier : « ça devenait intéressant parce que ce volume, c’était le drame » (entretien avec Michel Audiard, 21 février 2023). Ainsi, deux œuvres jumelles pourraient être exposées à Amboise, avec des dimensions pédagogiques différentes.