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Monument à la mission Marchand, Paris

Installé depuis 1938 dans le sud-est de Paris, avenue Daumesnil, en bordure du Bois de Vincennes, le monument à la mission Marchand, inauguré en 1949 seulement, occupe une place de choix dans le dispositif impérial construit à l’occasion de l’Exposition coloniale internationale de Vincennes de 1931. Il est en effet le contrepoint physique, esthétique et idéologique du bâtiment pérenne hérité de cette exposition : le Palais de la Porte Dorée, ex Palais des colonies qui a abrité trois musées successivement, le Musée de la France d’Outre-Mer (1935-1959), le Musée des Arts d’Afrique et d’Océanie (1960-2003), la Cité puis le Musée National de l’Histoire de l’Immigration depuis 2007. Son autre caractéristique, tout aussi importante, est d’avoir été délesté en 1983 de la statue de son « grand homme » colonial, le Général Jean-Baptiste Marchand, par un attentat à l’explosif qui l’a partiellement endommagée et qui a été suivi par la décision de ne pas replacer cette statue.

Une carrière incomplète

La carrière militaire de Jean-Baptiste Marchand a été écourtée par sa démission en 1904 et ses ambitions politiques se sont vite restreintes la modeste fonction de conseiller général du département où il résidait. La Première guerre mondiale a modifié son image. Dans le contexte de l’Affaire Dreyfus, il avait glissé vers des positions hostiles à la République, Cette dimension partisane a été gommée par son engagement tout au long de la guerre. L’officier colonial allant d’une guerre de conquête, ou d’une répression coloniale à l’autre en Afrique comme en Chine (il participe à la répression des Boxers entre 1900 et 1902), devient un général attentif à ses soldats.

Cette carrière incomplète l’identifie encore plus à la mission Congo-Nil. Emblématique des logiques européennes de conquête et de partage du continent africain, elle part d’un territoire sous domination française, le Gabon, et traverse le continent par le bassin du Tchad pour rejoindre le comptoir français de Djibouti. Il s’agit d’aller prendre position dans une région convoitée par les Britanniques et chemin faisant, de signer des traités avec les souverains locaux pour asseoir les revendications françaises, suivant les règles définies par l’Acte de Berlin.

La mission Congo-Nil et la violence coloniale

Marchand se distingue par la brutalité de ses méthodes. La mission est composée d’officiers et sous-officiers métropolitains (12), de 157 tirailleurs sénégalais et de milliers de porteurs, sans doute 10 000 au total, pour porter les 90 tonnes de matériel dont un bateau à vapeur démontable, le Faidherbe, de vivres et de marchandises à échanger pour négocier son passage. Partout où c’est possible, elle passe en force. Marchand exige en particulier que la « route de caravanes » entre la côte atlantique et Brazzaville, régulièrement bloquée par la pénurie de porteurs (25 jours de marche avec une charge de 25 à 30 kilogrammes avec des pertes variant de 20 à 40 %), soit placée sous contrôle militaire et recrute les porteurs dont il a besoin par la terreur.

La fin du XIXe siècle est à cet égard un point de bascule, la domination se traduit par des exigences concrètes : des bras et des impôts, prélevés en faisant usage de la force. Marchand participe, puis incarne ce durcissement. Il reste cependant de nombreux espaces inaccessibles à l’administration coloniale, zones de refuge où la négociation reste de mise. C’est le cas d’une grande partie des régions traversées par la mission Congo-Nil.

La mission est un échec. Parvenue à Fachoda, aujourd’hui Kodok sur le Nil blanc au Soudan en juillet 1898, elle doit reculer après deux mois de face-à-face tendu avec l’armée britannique suivi avec passion par la presse. A son retour, Marchand est acclamé comme l’officier français qui a défié les Britanniques, sa déroute renforçant son succès par analogie avec la défaite de 1870 contre la Prusse.

En 1934, ce récit est entretenu par une quinzaine d’ouvrages dont aucun n’est cependant signé par lui. Ce héros, bien connu mais muet, est donc le candidat idéal pour incarner le « dévouement absolu à la France proche ou lointaine », suivant les mots de Jules Emily, médecin militaire de la mission et cheville ouvrière du comité pour l’érection d’un monument à Marchand créé en mars 1934.

Un projet très soutenu

Le projet de monument prend rapidement forme. Le Président de la République et tous les maréchaux sont membres de son comité d’honneur. Le comité exécutif est pléthorique : 97 membres dont plus de la moitié d’officiers pour la plupart passés par les colonies à un moment ou un autre. Emily est secondé par Gabriel Hanotaux, ancien Ministre des affaires étrangères et académicien, par Raymonde Marchand, la veuve du général et par Auguste Marchand, son frère, administrateur des colonies en retraite installé à Thoissey, le village d’origine de la famille dans l’Ain. Dès mars 1935, la Ville de Paris accorde une première subvention (1 000 francs) pour sceller son partenariat avec le comité.

Une souscription est ouverte et annoncée dans la presse quotidienne et coloniale et à la radio. Emily multiplie les conférences payantes et mobilise les instituts coloniaux. Il obtient également l’organisation d’une journée nationale Marchand, le 30 juin 1935. Les résultats sont cependant décevants. En 1937, le comité a collecté 247 000 francs dont une subvention du Ministère des colonies (20 000 francs) et une autre de la Ville de Paris (25 000 francs). Il paye le sculpteur, Léon-Georges Baudry, choisi par concours en 1936, mais estime qu’il lui manque entre 60 000 et 150 000 francs pour financer l’installation et l’inauguration du monument.

Des monuments impériaux sans attache ?

Ces difficultés invitent à se demander qui s’engage pour la construction de ce monument. De façon assez logique, les métropolitains laissent à l’État le soin de financer ce qui leur est présenté d’emblée comme une leçon de patriotisme. Les réseaux coloniaux relaient la souscription, mais ne font pas beaucoup plus. En dépit de l’appui du Ministre des colonies, les gouverneurs généraux des deux fédérations coloniales en Afrique signalent fin 1937 que la pauvreté qui y sévit interdit toute subvention au monument. Alors qu’elle avait accordé 50 000 francs au monument au Général Mangin inauguré en 1932, la Ville de Paris vote une subvention bien moindre pour le monument Marchand (20 000 francs), signe de ses difficultés financières, mais aussi de sa réticence vis-à-vis de monuments répondant à des commandes impériales hors sol.

La réussite du projet local : une statue de Marchand inaugurée en juillet 1939 à Thoissey, confirme par contraste ce problème d’amarrage social. La décision d’installer une réplique du monument parisien à Thoissey a été prise dès mars 1934. Une section locale se constitue à Lyon, la grande ville la plus proche, et rassemble 30 000 francs, notamment en faisant appel à l’Association des anciens élèves du collègue catholique de Thoissey dont Marchand était un ancien élève. Dès son enterrement à Thoissey en avril 1934, l’association a sollicité ses membres au profit du monument. Fin 1938, la section lyonnaise décide d’organiser son propre concours et de recruter un sculpteur local. La statue de Thoissey est inaugurée le 9 juillet 1939. Bien qu’aucune solution financière n’ait été trouvée, le monument de Paris est lui-aussi presque achevé et son inauguration est envisagée pour octobre 1939.

A la recherche du bon vis-à-vis pour le Palais des colonies

Dès décembre 1934, le comité national a réclamé pour le futur monument l’emplacement en face du nouveau Musée de la France d’outre-mer, installé dans le Palais des colonies construit pour l’Exposition coloniale internationale de Vincennes en 1931. Ce choix suppose de transférer le monument « à la gloire de l’expansion coloniale », hâtivement installé en mai 1931 pour compléter le dispositif de la porte d’entrée principale de l’Exposition coloniale. La Ligue maritime et coloniale, propriétaire du monument, et la Ville de Paris donnent leur accord au transfert à condition qu’un autre emplacement soit proposé et que le comité du monument Marchand finance le transfert. La Ville de Paris affecte sa subvention à ce transfert qui a lieu en juin 1938, puis se résout à le financer complètement en 1943, le comité ayant définitivement épuisé ses ressources.

Si les statues coloniales ne sont pas les seules statues déplacées, la trajectoire du monument « à la gloire de l’expansion coloniale » souligne elle-aussi leur isolement relatif. L’initiative a été lancée en 1909 par les réseaux colonialistes pour ériger à Paris le premier grand monument à la colonisation contemporaine, en prenant comme modèle la monumentale statue de la République installée sur la place du même nom à Paris . Ramené à des proportions plus modestes, le monument est achevé en 1922 et installé, non pas à Paris, mais dans la section du Bois de Vincennes transformée en Jardin d’agronomie coloniale depuis 1907, en d’autres termes dans un lieu spécifique et péri-urbain.

Le monument à la mission Marchand apparaît en 1934 comme un substitut d’autant plus souhaitable qu’il peut être conçu d’emblée comme complément du bâtiment auquel il doit faire face. Farouche critique de la statue allégorique de la France réalisée par Léon Drivier pour l'exposition, Albert Laprade, l’architecte du Palais des colonies, a obtenu qu’elle soit éloignée du bâtiment dès la fin de l’Exposition coloniale. Pour occuper l’emplacement en face du musée, il a suggéré d’installer le monument « à la gloire de l’expansion coloniale », enfin inauguré le 15 mai 1931 à l’ouverture de l’exposition.

Un monument complémentaire

Le monument à la mission Marchand se présente comme un mur de 12 mètres de long et 4,30 mètres de haut en moyenne. Il est divisé en deux parties par un mât porte-drapeau en bronze. Si on se place face au monument, la partie située à gauche (les deux tiers du monument en largeur) est un bas-relief représentant 11 personnes marchant en ligne, quatre Européens en tête, en uniforme pour deux d’entre eux mais sans arme, trois porteurs vêtus d’un simple pagne court, trois tirailleurs sénégalais en uniforme et fusil à la main, l’un d’entre eux se fait soigner par le médecin (Emily), assis sur un petit tabouret pour examiner sa jambe. Un Européen, en uniforme et casque colonial, referme la colonne et attend les mains sur les hanches et une charge à ses pieds. Des plantes exotiques apparaissent entre les personnages. L’itinéraire de la mission est tracé au-dessus d’eux, comme sur une carte à l’échelle continentale, et ponctué de noms de lieux. Le deuxième tiers du mur, à droite du mât, se trouve dans la partie la plus haute du monument. Il comprend une marche de pierre sur laquelle est installée la statue de Marchand. Plus haute que les personnages en bas-relief (3,80 mètres), elle est la seule à dépasser. À sa droite, un bouclier en bronze de 2,60 mètres de diamètre rappelle les noms de tous les Européens qui ont participé à la mission et le nombre des tirailleurs africains (152), mais ne mentionne pas les porteurs.

Le style du sculpteur Léon-Georges Baudry est plus réaliste que celui d’Alfred Janniot, qui a sculpté les bas-reliefs du Palais des colonies, mais il a la même inspiration Arts déco et comme lui, il choisit d’accentuer les supposés traits raciaux distinctifs pour figurer les soldats et porteurs africains.

Une clé de lecture de l'ordre colonial et racial

Le monument à la mission Marchand ne se contente pas de reprendre la grammaire figurative du Palais des colonies. Par un jeu délibéré de complémentarité et de contraste, il en précise les intentions. Il adosse le réalisme ethnographique revendiqué par Alfred Janniot à un récit concret, celui de la mission Marchand, et qui plus est, en circulation depuis trois décennies. Il invite ses spectateurs et spectatrices à participer à la traversée-appropriation de l’Afrique spectaculairement relancée par la Croisière noire de Citroën en 1925 et plus doctement, par la mission Dakar-Djibouti (1931-1934) qui invente une Afrique « fantôme », suivant le titre du récit rapporté par Michel Leiris, peuplée de peuples enfermés dans leur différence et dont il faudrait sauver le patrimoine en le collectant pour le confier aux musées métropolitains. Enfin, alors que les bas-reliefs de la façade du Palais des colonies représentent des sujets coloniaux assignés à leurs seuls traits raciaux et fonctions économiques, le monument à la mission Marchand propose des portraits reconnaissables des officiers français les plus gradés de la mission et inscrit tous les noms des Européens sur le bouclier symboliquement gardé par la statue martiale et surdimensionnée de Marchand. Les acteurs africains sont quant à eux réduits à un chiffre (les soldats) ou disparaissent complètement (les porteurs).

Le monument à la mission Marchand doit donc être interprété à la lumière de ce double contexte : la mission elle-même et la scénarisation monumentale et scientifique de l’ordre colonial et racial dans des années 1930.

Une inauguration à retardement

L’entrée en guerre, le 1er septembre 1939, bloque l’achèvement du monument. Il devient impossible de réaliser le mât et le bouclier en bronze, faute de métal. En 1940, la statue de Marchand est en partie démontée, le buste est placé dans les réserves du Musée de la France d’outre-mer, par crainte que les autorités allemandes d’occupation ne se chargent d’inaugurer le monument pour raviver l’anglophobie en France. Les bottes de Marchand restent vides jusqu’à l’été 1948. Un journaliste du Figaro s’empare alors du sujet en regrettant que le monument serve à des photographies loufoques.

En réalité, la Ville de Paris s’est résignée à terminer le monument et un nouveau comité a été créé sous le patronage de Paul Reynaud et du Maréchal Juin. L’inauguration a lieu le 1er juillet 1949, en grande pompe autour de Vincent Auriol, Président de la République, du Ministre et du sous-secrétaire d’Etat à la France d’Outre-Mer et des derniers survivants français et britannique. Cette cérémonie s’insère dans un ensemble de célébrations impériales. Victor Schoelcher et Félix Eboué entrent au Panthéon en mai 1949, le centième anniversaire de la naissance de Galliéni est célébré en juin 1949. Cette activité commémorative tente de donner sens à l’Union française, mais elle pèse bien peu face à la guerre d’indépendance en Indochine et aux sanglantes répressions en Algérie et à Madagascar qui sont les points de départ notamment de la réflexion de Césaire dans son Discours sur le colonialisme.

Un monument sans vie civique

Le monument est remis à la Ville de Paris lors de son inauguration et l’exposition temporaire sur la mission Marchand organisée en 1949 par le Musée de la France d’outre-mer confirme leur complémentarité. Le musée retrouve au début des années 1950 sa popularité de la fin des années 1930, avec plus de 220 000 visiteurs et visiteuses par an.

C’est dans ce face-à-face avec le musée que le monument prend son sens à partir de 1949. Il devient dès lors un des sommets du « triangle de la Porte Dorée » qui incarne selon Françoise Vergès et Seumboy Vrainom :€ l’inscription de la violence coloniale dans l’espace public parisien.

En 1960, le Musée de la France d’Outre-Mer est rattaché au nouveau Ministère de la culture et transformé en Musée des arts d’Afrique et d’Océanie, non sans discordance manifeste avec sa façade et avec une partie de ses collections. Le silence sur ses origines coloniales s’installe pour deux décennies. Fin 1981, un article du Monde se réjouit de la première rétrospective consacrée à l’Exposition coloniale, cinquante ans plus tôt, et regrette qu’elle n’ait pas lieu au « musée des colonies ». Le conservateur du musée intervient pour rappeler la mue de son établissement et mentionne le monument Marchand dont l’histoire, manifestement, s’est elle-aussi perdu en chemin. Construit pour l’exposition, il se serait effondré la veille de son inauguration, avant d’être reconstruit en 1935 grâce à une souscription.

Contestations

La liste des graffitis sur le monument dans les années 1970 suggère qu’il reste pourtant visible et lisible. « À bas l’impérialisme français » en 1972 ; des inscriptions en rouge et vert en juin 1978 ; une étoile de David peinte à la bombe sur la statue de Marchand en septembre 1978. Un article du Monde en 1980 attribue ces graffitis aux étudiants et étudiantes du Centre expérimental universitaire de Vincennes installé dans le Bois de Vincennes depuis 1969, bien que l’accès au centre ne passe pas par ce côté du Bois de Vincennes.

L’Alliance Révolutionnaire Caraïbe, groupe armé luttant pour l’indépendance de la Guyane, de la Martinique et de la Guadeloupe, se charge en juin 1983 de rappeler à quel point le musée et le monument incarnent, suivant sa déclaration, « la domination perpétuelle de la France ». Elle multiplie les attentats à l’explosif dans les Antilles et en France hexagonale. Dans la nuit du 22 au 23 juin 1983, quatre attentats visent simultanément des agences Air France et le musée comme « symbole cynique du pillage et de l’exploitation auxquels s’est livrée la France dans son empire colonial dont la Guadeloupe, la Guyane et la Martinique sont les derniers bastions ». La charge est placée au pied du monument à la mission Marchand, plus accessible. L’explosion détruit en partie la statue de Marchand et endommage le bouclier.

Les bottes et toute la partie basse de la statue (2 mètres sur 3,80) sont en morceaux. La décision est rapidement prise de réparer le monument en retirant la statue. Selon le conservateur chargé du dépôt des œuvres d’art de la Ville de Paris : « l’absence de la statue ne déséquilibre pas la lecture du monument complété maintenant et d’une façon qui me paraît suffisante par le seul grand médaillon de bronze où se lit le récit de l’expédition. ». Sa proposition ne soulève aucune objection politique, au contraire même puisqu’elle réduit d’un quart le coût des réparations. Le buste de Marchand a été placé au dépôt où il est toujours.

Si cette transformation n’a pas vraiment fait débat, le monument et l’espace dans lequel il s’inscrit se sont politisés, de façon plus évidente encore depuis 2007. Le Musée des arts d’Afrique et d’Océanie a fermé en 2003, ses collections allant rejoindre celles du musée du quai Branly. En 2007, la Cité nationale de l’histoire de l’immigration a été inaugurée dans un moment de forte controverse autour de la création d’un Ministère de l'Immigration, de l'Intégration, de l'Identité nationale et du Codéveloppement. En 2010-2011, cette logique a été en partie retournée par sa longue occupation par des personnes « sans papier » espérant obtenir ainsi leur régularisation.

Dans cet espace de réflexion et de militantisme postcolonial et décolonial, le monument à la mission Marchand est le support idéal des graffitis anticolonialistes : « Mayotte n’est pas à vendre, Mayotte est comorienne » en 2010, « On chie sur votre nostalgie coloniale » en 2016, « décolonisons Paris » en 2020, ainsi que du bitume noir et de la peinture rouge sur les mains des Européens. Il a aussi été la cible en 2020 d’opérations de nettoyage amateur avec des produits détériorant la pierre.

Reboulonner Marchand ?

Depuis 2012, il est également investi par de plus rares discours et gestes célébrant la soi-disant mission civilisatrice. En 2012, une élue UMP du douzième arrondissement a demandé que la statue de Marchand soit réinstallée, en affirmant notamment que la mission aurait été portée par un « élan humanitaire », incarné par son médecin. Cette proposition qui allait ostensiblement à contresens de la politique mémorielle de la Ville de Paris, a été rejetée. Fin 2017, le Conseil de Paris s’est à nouveau prononcé pour une meilleure prise en compte de la mémoire concernant l’esclave et le colonialisme. Des hommages furtifs à la mission Marchand, inspirés par la même croyance dans sa dimension humanitaire, surgissent cependant de temps à autre, comme ces fleurs  déposées aux pieds du médecin en mars 2024 et devant le premier Européen représenté, sans doute pris pour Marchand.

Une offre nouvelle et plurielle de médiation

Des formes nouvelles et inventives de médiation sont développées par les associations qui proposent des promenades commentées autour des traces de l’Exposition coloniale de 1931, en prenant comme point de départ le toujours spectaculaire vis-à-vis entre le Palais des colonies et le monument à la mission Marchand, ou en intégrant celui-ci d’une manière ou d’une autre. Elles sont d’autant plus les bienvenues qu’il n’y a pas de signalisation autour du monument.

Propriété de la Ville de Paris, il n’est pas classé. Son enlèvement est donc envisageable bien qu’il se trouve à proximité d’un monument en partie classé, le Palais de la Porte Dorée et dont les abords ne peuvent être transformés sans l’accord de l’administration et des commissions régionale et nationale chargées de la protection du patrimoine. Le choix d’installer la Cité puis le Musée National de l’Histoire de l’Immigration dans un bâtiment conçu à des fins de propagande coloniale n’a pas manqué de susciter des critiques. Pour éviter les confusions et les raccourcis, cette situation nourrit également une réflexion stimulante. Racontant l’histoire de l’immigration en France depuis 1685, l’exposition permanente du musée a été entièrement repensée et a rouvert le 17 juin 2023, rencontrant depuis un grand succès. Des projets sont en cours également pour mieux présenter le bâtiment, bel exemple de style Arts déco mais aussi, et indissociablement, figure de proue de la mise en scène monumentale de l’Empire colonial et du colonialisme des années 1930. Un livret gratuit « Sur les traces coloniales » est à la disposition des visiteurs et des visiteuses. Il a été rédigé par Gilles Manceron, membre de la Ligue des droits de l’homme et un des animateurs d'un site sur l'histoire du colonialisme. Si les ajustements sont complexes, ils ouvrent un chantier stimulant au musée et autour de lui et qui bénéficie par rebond au vis-à-vis explicite et de plus en plus à contresens qu’est le monument à la mission Marchand.

Donner sens à l'absence de Marchand

Son démontage complet reste une option. Au cours d’une visite commentée organisée le 5 mars 2024 par Anna Seiderer (Université Paris 8) en partenariat avec la Fondation Lilian Thuram et destinée à des étudiants et des étudiantes en arts plastiques, l’alternative démonter / construire une médiation à la taille du monument, a ainsi été longuement discutée. Elle peut être présentée comme une façon de dénoncer violence et les crimes commis au cours de la mission Marchand. La focalisation sur le seul contexte de la mission a cependant l’inconvénient de gommer la suite de l’histoire du monument, son rôle dans le dispositif monumental des années 1930, sa contestation, puis sa transformation en 1983. Le dispositif monumental de 1931 ne peut disparaître entièrement, le Palais étant classé, dès lors quel serait le sens du démontage du seul monument à le mission Marchand ?

Le conserver avec une ou des médiations à la mesure de ses dimensions et de son histoire propre, a en revanche l’avantage de proposer une continuité critique avec sa première transformation en 1983 et sa capacité à exister comme palimpseste postcolonial invitant à l’écriture plurivoque de l’histoire du colonialisme.

La restauration approfondie du monument à l’automne 2020 a nécessité de le recouvrir d’une bâche pendant plusieurs semaines. Des habitants et des habitantes du quartier se sont alors manifestés auprès des techniciens en s’inquiétant de son démontage éventuel et en expliquant qu’ils et elles étaient attachés aux noms de lieux africains gravés sur le monument. Par ailleurs, la section locale de la Ligue des droits de l’homme a entamé une réflexion sur le contenu possible d’une médiation qui partirait de ceux qui sont à la fois représentés et absent du monument : les porteurs utilisés par la mission (). Le renouvellement de l’histoire du colonialisme autant que l’intérêt de nombreux artistes pour ce thème offrent de nombreux éléments pour aider à déconstruire, théoriquement et concrètement, la représentation hiérarchisée et la fausse symétrie, au départ six Européens et six Africains, proposée par le monument. Introduire d’autres noms et d’autres récits est une façon efficace de fracturer le discours colonialiste dont le monument à la mission Marchand est une pierre angulaire, à conserver en la retaillant.

Devenu depuis 1983 un grand homme amovible, Marchand a renoué avec une exemplarité paradoxale. C’est son absence qui fait désormais sens et qui peut orienter la transformation et la médiatisation du monument permettant de le maintenir dans l’espace public.

Sources
Archives DAVP-COARC
Service Historique de la Défense
Entretien de Lise Puyo et d’Emmanuelle Sibeud avec Marie Aynié et Mathieu Rousset-Périer, 23 janvier 2023
Entretien de Lise Puyo avec Mathieu Rousset-Perrier, le 8 février 2023
Entretien d’Emmanuelle Sibeud avec Dorothée Rivaud, avril 2024

Bibliographie
Edward Berenson, Les héros de l’empire. Brazza, Marchand, Lyautey, Gordon et Stanley à la conquête de l’Afrique, Paris, Perrin, 2012
Dominique Taffin « Les avatars du Musée des Arts d’Afrique et d’Océanie » in Le Palais des colonies. Histoire du Musée des Arts d’Afrique et d’Océanie, Paris, RMN, 2002, pp. 179-227
Françoise Vergès et Seumboy Vrainom :€, De la violence coloniale dans l’espace public. Visite du triangle de la Porte Dorée à Paris, Collection Arpentages, 2021