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Monument à Mahé de la Bourdonnais, Saint-Denis

Bruno Maillard

Une statue contre la République

Le lundi 4 décembre 2023, la statue de Bertrand-François Mahé de La Bourdonnais, située au centre de la place Candide Azéma de la ville de Saint-Denis de La Réunion, a été déplacée dans un lieu tenu secret pour être restaurée. Ce bronze de 3 mètres de hauteur réalisé par le sculpteur Louis Rocher avait été présenté à l’Exposition universelle de Paris en 1855 avant d’être transporté à La Réunion en 1856. La statue placée sur un piédestal en pierre doté lui-même d’un emmarchement a été inaugurée le 15 août 1856 sans jamais avoir fait l’objet entre temps d’aucune rénovation. Toujours est-il qu’elle ne sera pas replacée sur ce même lieu public une fois sa restauration terminée mais sans doute quelques centaines de mètres plus loin, à l’intérieur de la caserne militaire Lambert.
Au premier abord, ce déplacement ne constitue en rien un événement insolite. La chose est fort courante dans la France hexagonale ou de l’Outre-mer depuis des décennies. Mahé de La Bourdonnais se distingue cependant comme l’un des instigateurs majeurs de la traite négrière et de l’asservissement des captifs dans l’archipel des Mascareignes. L’émergence de la mémoire populaire de l’esclavage dans l’espace public aujourd’hui, trop longtemps occultée ou méprisée par les notables locaux et les agents publics métropolitains, cristallise ce monument, il est vrai sans grandeur, en symbole de la recomposition ou non du patrimoine statuaire et toponymique du peuple réunionnais.

L’esclavage en héritage

Déserte lors de son appropriation par la Couronne de France en 1638, La Réunion est une île d’une superficie de 2500 km² située au sud-ouest de l’océan Indien. Elle est d’abord baptisée Ile Bourbon en 1642 et change ensuite plusieurs fois de nom avant de prendre définitivement celui de La Réunion en 1848 . L’île est d’abord réduite dans premier temps en escale de ravitaillement (céréales et primeurs) pour les équipages des navires de la Compagnie des Indes Orientales qui commercent vers l'Asie méridionale. Au début du 18e siècle, elle se consacre prioritairement à la production de café : une denrée agricole addictive et spéculative vouée exclusivement aux marchés d’Europe de l’Ouest. Delà un accroissement rapide de sa population qui repose sur un faible contingent d'Européens relevant d’une immigration libre et une forte proportion d'esclaves africains, malgaches et tamouls provenant des divers réseaux de traites très actifs dans le sud-ouest de l'océan Indien . Alors que l'île ne recense que 534 esclaves en 1717 (pour 623 personnes de condition libre), elle en comptabilise 16000 en 1767 (pour 4000 personnes de condition libre).

C’est dans ce premier cadre de production capitaliste que Bertrand-François Mahé de La Bourdonnais (1699-1753) exerce ses fonctions de gouverneur des Mascareignes entre 1735 et 1746. Fils d’un armateur de Saint-Malo, il débute sa carrière de marin comme simple mousse. Il entre ensuite à la Compagnie des Indes Orientales en qualité d’officier de marine et participe à de nombreux voyages commerciaux dans l’océan indien. D’esprit libéral, il arme lui aussi des navires à son propre compte pour réaliser des opérations marchandes en Inde lui permettant d’amasser une fortune considérable. Fort de son réseau relationnel auprès des ministres de Louis XV, il est nommé gouverneur général des Isles de France et de Bourbon en 1733. Il prend son poste en 1735 et l’occupe jusqu’en 1746. Déterminé à faire des Mascareignes une Tête de pont pour la future conquête de l’Inde, il s’appuie d’abord sur l’Ile de France récemment appropriée par le royaume de France (1721). Il engage ainsi de lourds travaux publics sur Port-Louis, dont il fait son chef-lieu, en métamorphosant en quelques années cette bourgade en un véritable port maritime. En quelques années, des entrepôts, un arsenal et un hôpital sont édifiés y compris une cale sèche pour réparer les navires. Il délègue en revanche l’administration de l’Ile Bourbon à un commandant particulier en renforçant ses fonctions agricoles. En revanche, Mahé de La Bourdonnais répond aux besoins de main d’œuvre dans les deux îles en intensifiant la traite négrière en particulier sur les côtes d’Afrique de l’est. Parallèlement, il renforce les outils de coercition servile en particulier la répression contre le marronnage afin de préserver l’ordre colonial dans ces nouvelles sociétés esclavagistes .

Toujours est-il que « l’institution particulière » reste toujours de rigueur à l’Ile Bourbon après le remplacement de Mahé de La Bourdonnais. La colonie française de l’Océan Indien connait même une nouvelle dynamique économique au début du 19e siècle. Avec la révolte des esclaves de Saint-Domingue et l’indépendance de la république d’Haïti le 1er janvier 1804, réduisant les importations de denrées agricoles de l’ancienne perle la Caraïbe vers l’Hexagone, les colons de l’Ile Bourbon se lancent eux-aussi dans la production de sucre de canne nécessitant toujours plus de main d’œuvre. Malgré l’interdiction réitérée de la traite négrière entre 1815 et 1831, ils poursuivent le commerce de « bois d’ébène » dans l’océan Indien en faisant entrée près de 50000 captifs à l’Ile Bourbon pendant la période. Alors que la population esclave est déjà estimée à 50000 en 1804 (pour 8000 personnes de condition libre), elle atteint un pic démographique en 1830 avec 71000 (pour 30000 personnes de condition libre). Malgré les multiples formes de résistances entretenus par les ces femmes et ces hommes esclavisées, du sabotage des outils du maître à la révolte collective en passant par le marronnage sous toutes ses formes, l’esclavage est aboli le 20 décembre 1848 suite à l’application du décret adoptée le 27 avril 1848 par le Gouvernement Provisoire de la République.

Traumatiser le « peuple noir »

C’est cet héritage que vient afficher la statue de Mahé de la Bourdonnais : le projet de monument émerge en 1846 et se concrétise dans les années 1850, alors que les colons se sont vigoureusement opposés à l’abolition de l’esclavage et à l’octroi du droit de vote aux esclaves émancipés. La statue, inaugurée en 1856 sur la place du Gouvernement, a alors vocation à traumatiser le « peuple noir ».

La construction d’un récit partagé

Bien avant le grand mouvement populaire mondial de contestation du patrimoine public colonialiste et esclavagiste conséquent à l’abject meurtre de George Floyd le 25 mai 2020, les Réunionnais avaient certes déjà remis en question le maintien de la statue Mahé de La Bourdonnais. Le samedi 5 novembre 2011, dans le cadre des commémorations de la révolte des esclaves de Saint-Leu en 1811, les membres du collectif Réyoné Soubat Kont Profitèr la drapent d’un voile noir. Quelques années plus tard, le mardi 12 mai 2015, la tête du gouverneur des Mascareignes est recouverte d’une étoffe blanche et ses mains munis d’un panneau où est inscrit « Je suis esclavagiste ». Dans la nuit du 15 au 16 octobre 2021, la statue est entièrement peinte en rose. Ces performances artistiques ne doivent pas être réduites à de simples coups médiatiques mais reconnus comme des actions politiques cohérentes. Leurs auteurs, connus de tous et qui au reste n’ont fait l’objet d’aucune procédure judiciaire – et pour causes - souhaitent d’abord sensibiliser plus largement l’opinion publique sur le maintien d’un monument symboliquement abject dans un lieu public sans pour autant basculer dans l’illégalisme irréductible.

Alors qu’aux USA, en Grande-Bretagne ou en Belgique par exemple, les manifestants renversent – lors de cette mémorable année 2020 - les statues de figures toutes autant controversées de leur Histoire, les militants culturels réunionnais maintiennent leur stratégie et invitent toujours et encore les autorités politiques à ouvrir enfin le débat public sur le patrimoine statuaire et toponymique à La Réunion. Le 23 août 2020, lors de la journée Internationale du souvenir de la traite négrière et de son abolition instituée par l’Unesco, une quarantaine d’associations réunionnaises regroupés sous l’étiquette Laproptaz nout péi, communique un manifeste en ce sens : « Nous vous proposons de mettre en place une commission publique d’études et de concertation sur les noms des rues et des places publiques, sur les noms des écoles, des lycées, des collèges et des universités, sur les édifices publics ainsi que sur la place et les lieux des statues honorifiques afin que nous parvenions à un équilibre vis à vis de la représentation de l’histoire et de la mémoire de ce pays » (Roger Orlu, « Viv Laproptaz nout péi ! », Témoignages, 28 août 2020). Nous l’aurons compris. Il ne s’agit pas seulement de faire déplacer légalement la statue Mahé de Labourbonais de la place Candide Azéma. Ce collectif revendique la reconstruction d’un espace public autour de figures historiques locales porteuses de principes consacrés aujourd’hui dans les différentes déclarations de droits fondamentaux de l’humanité.

Cette dynamique démocratique s’insère dans un champ de réflexion intellectuel plus large dans l’Hexagone ou à travers le monde. Elle est ainsi mise en évidence dans le numéro d’Esprit consacré en 2022 au « patrimoine contesté ». Quant au beau film documentaire d’Emile Rabaté Les statues de la discorde, sortie en 2021, il insiste tout particulièrement sur la volonté de dialogue des militants de Rasin kaf ou du Komité réunionnais panafricain dans ce combat libérateur.

Le 26 avril 2023, lors d’une conférence de presse commune, la maire de Saint-Denis, Ericka Bareigts et le préfet de La Réunion, Jérôme Filippini annoncent le déplacement dans les prochains mois de la statue de Mahé de Labourdonnais pour être restaurée mais aussi pour la rénovation de la place Candide Azéma. Quoique, l’avenir de la statue est officialisé le même jour. Après sa restauration, elle sera installée à la caserne Lambert de Saint-Denis aux côtés d’autres monuments du patrimoine militaire de La Réunion. A bien écouter les protagonistes, l’ambition majeure de ce réaménagement du territoire est bien d’éradiquer un monument incompatible dans le patrimoine public du chef-lieu de La Réunion. Erick Bareigts souligne que « Cette statue n'a pas sa place sur une place où les hommes et les femmes qui étaient considérés comme des biens meubles se sont réveillés des humains ». La référence à l’appropriation de la place du gouvernement par les affranchis du 20 décembre 1848 pour célébrer leur liberté retrouvée montre bien le désir de parler enfin d’Histoire. La République se réapproprie une place spoliée par le Second empire.

L’affaire est menée bon train mais elle nécessite le respect d’une rigoureuse procédure. Après avoir fait valider son permis d’aménager le site, la ville de Saint-Denis obtient un avis conforme de la direction générale du patrimoine rattachée au ministère de la Culture pour obtenir le déplacement de la statue. Il est vrai que celle-ci n’a jamais été classée à l’inventaire des Monuments historiques mais seulement inscrite à l’inventaire des Monuments historiques en outre tardivement par un arrêté ministériel du 14 août 2000. Dès lors, sa nature patrimoniale ne relève pas de l’intérêt public mais plutôt de la bienveillance artistique. « Dans ce contexte, c'est un monument à protéger, mais protéger ne veut pas dire laisser immobile » souligne le préfet Jérôme Filippini le 26 avril 2023. Au reste, le général Laurent Cluzel, commandant supérieur des forces armées dans la zone sud de l’océan Indien (FAZSOI), présent lui aussi lors de la conférence de presse, confirme les propos de l’édile de Saint-Denis et du plus haut représentant de l’Etat. La statue trouvera sa place dans l’une des cours de la caserne Lambert. Il faut par ailleurs souligner que le projet de réaménagement de la place Candide Azema est soutenu par la Région Réunion ayant négocié en la circonstance un budget de près de 3 millions d’euros lié au fonds européen Feder. En bref, ce n’est pas seulement les institutions de la République française mais aussi celles de l’Union Européenne qui participent à la métamorphose de l’espace public réunionnais.

Malgré ce consensus institutionnel, le déplacement de la statue de Mahé de Labourdonnais suscite l’indignation de quelques historiens de l’Université de La Réunion ou de professeurs d’histoire-géographie du secondaire épaulés par des activistes politiques désoeuvrés. Leurs propos, parfois pertinents mais souvent confus, sont d’abord relayés par un site internet d’informations local et par la presse d’extrême droite dans l’Hexagone. Manifestement informé par des sources internes, le magazine Causeur s’était opposé dès le 16 juin 2022 à ce projet en dénonçant l’importation du « wookisme » à La Réunion. Faute de cohérence et surtout de détermination, cette opposition a peu d’échos. Quelques jours après le déplacement la statue, l’essayiste réactionnaire, Dimitri Casali poursuit cette confusion dans le Journal du dimanche quand il écrit qu’ « Effacer ce passé, comme l’exigent ces nouveaux épurateurs, ce serait renié, ce qui fait l’essence même de l’âme française : une république mettant en avant l’égalité, l’universalité et la laïcité, sans distinction de race ou de religion » (23 décembre 2023).
 

La statue Mahé Labourdonnais a été déplacée le 23 décembre 2023 par les services techniques de la ville de Saint-Denis sans aucun incident. Elle est maintenue depuis dans un site sécurisé non révélé au public pour assurer sa restauration. Le recours formés par deux associations réunionnaises, « Fort Réunion » et « Mémoire de Crève coeur », épaulés par l’avocat Jean-Jacques Morel, militant du Rassemblement national et conseiller régional d’opposition, pour faire annuler l’arrêté municipal du 30 novembre 2023 relatif au « permis de construire permettant la dépose de la statue », a quant lui été rejeté par le tribunal administratif de La Réunion le 20 février 2024. La ville de Saint-Denis a d’ailleurs entre-temps réaménagé en partie la place Candide Azema, agrémentée d’un rond-moringue pour favoriser les expressions culturelles et les débats démocratiques du peuple réunionnais. Le récit partagé sur ce sombre passé prend une nouvelle dimension à La Réunion.

Références 

Travaux scientifiques 

Richard Allen, « The constant demand of the french : the mascarene slave trade and the world in the indian ocean and atlantic during the eighteengh and nineteenth centuries », Journal of African History, 2008, n°1, p. 43-72

Bruno Maillard, « L’esclave dans les tourments du régime disciplinaire. L’île Bourbon", dans Paulin Ismard (dir.), Les Mondes de l’esclavage. Une histoire comparée, Paris, Seuils, 2023, p. 303-314.

Presse et médias

Roger Orlu, « Viv Laproptaz nout péi ! », Témoignages, 28 août 2020

Frédéric de Natal, « Mahé de La Bourdonnais : dernière victime du wookisme ultramarin », Causeur, 16 juin 2022

Dimitri Casali, « Statue Mahé de La Bourdonnais déboulonnée », Journal du Dimanche, 23 décembre 2023.