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Statue de Joséphine de Beauharnais, Fort-de-France

Valérie-Ann Edmond-Mariette et Adélaïde Marine-Gougeon

Une statue coloniale

Un monument en hommage à Joséphine, impératrice native de Martinique

Marie Josèphe Rose Tascher de la Pagerie est née en 1763 aux Trois-Ilets, en Martinique, sur l’habitation familiale. En 1779, à l’âge de 16 ans, elle épouse en France Alexandre de Beauharnais, issu d’une famille noble de propriétaires de Saint-Domingue. Le mariage se passe mal, mais les époux donnent naissance à deux enfants, Hortense et Eugène. Après l’exécution de son mari en 1794, elle devient une figure très en vue du Directoire. C’est là qu’elle rencontre Napoléon Bonaparte, officier en pleine ascension. Ils se marient en 1796. Si elle joue un rôle central dans l’ascension politique de Bonaparte grâce à ses relations, elle a peu d’influence sur sa décision de rétablir l’esclavage en 1802. Jusqu’à sa répudiation en 1809, Joséphine est la figure clé de la cour et contribue à la réconciliation du régime avec les anciennes élites aristocratiques. Elle meurt à l’âge de 51 ans dans son domaine de la Malmaison.

Joséphine, en tant que première épouse de Napoléon Bonaparte, joue un rôle central dans la geste napoléonienne. Née en Martinique et issue de deux importantes familles de l’élite blanche créole, nobles de surcroît, sa destinée nationale, voire internationale, est un motif de fierté pour les blancs créoles, et ce à plusieurs titres.

D’abord, parce que la légende napoléonienne rejaillit de manière indirecte sur la terre natale de l’impératrice. La Martinique, une des plus anciennes colonies françaises, s’enorgueillit d’avoir vu naître l’épouse de l’Empereur, conquérant de l’Europe au détriment des vieilles monarchies. Elle est ensuite un motif de fierté pour des raisons dynastiques. Son fils Eugène a épousé une princesse allemande, Amélie Louise de Wittelsbach, princesse de Bavière, fille de Maximilien Joseph, électeur puis roi de Bavière. Les enfants qui naissent de cette union, ainsi que leur descendance, peuplent jusqu’à nos jours de nombreuses cours princières européennes. L’élite blanche créole peut ainsi mettre en avant l’idée selon laquelle le sang des créoles de la Martinique coule dans les veines de l’aristocratie européenne.

Quant à Hortense, épouse de Louis Bonaparte, petit frère de Napoléon et roi de Hollande de 1806 à 1810, elle donne naissance à Louis-Napoléon Bonaparte (1808-1873), qui devient le premier président de la République en décembre 1848, puis Empereur sous le nom de Napoléon III en 1852. Joséphine place donc les blancs créoles de la Martinique au cœur de l’histoire de France et de l’Europe par son mariage avec Bonaparte, mais aussi parce que ses enfants issus de son premier mariage avec Alexandre de Beauharnais ont été adoptés par Napoléon. Cette histoire familiale, par le truchement des enfants de Joséphine, qui sont devenus ceux de Napoléon, s’insère ainsi au cœur de la généalogie des familles régnantes dans l’Europe d’après le Congrès de Vienne. L’intégration des enfants de Joséphine au sein de l’aristocratie européenne a sans doute été facilitée par leur appartenance à la noblesse. Le retour d’un Bonaparte (Louis-Napoléon cette fois) sur le trône impérial de France place une nouvelle fois les blancs créoles de la Martinique au cœur du jeu politique français et européen, par le biais de leurs liens généalogiques issus de Joséphine. Grâce à elle, les blancs créoles de la Martinique peuvent réfuter leur apparente marginalité dans la politique française et européenne, et prétendre à une place de choix dans le roman national et l’histoire européenne.

Les blancs créoles de la Martinique sont en effet des colons et des descendants de colons européens. Ils sont propriétaires d’esclaves et d’habitations, généralement nés dans la colonie, ou issus de familles installées depuis le XVIIe ou le XVIIIe siècle. Ils représentent l’une des populations de colons les plus anciennes de l’Empire colonial français, avec ceux de la Guadeloupe. Même s’ils ne sont pas tous riches, les habitants-sucriers les plus importants forment l’élite sociale et économique de l’île. La période révolutionnaire modifie peu cette structure sociale, en partie grâce au maintien de l’esclavage pendant les longues années d’occupation britannique (1794-1802, puis de 1809 à 1815). Le début du XIXe siècle connaît donc un apparent statu quo de cette société esclavagiste, à la tête de laquelle se trouve toujours l’élite blanche créole.

Pourtant, cette élite est de plus en plus contestée pendant la première moitié du XIXe siècle : par les esclavisés d’abord, qui se soulèvent notamment en 1822, lors de la révolte du Carbet. Par les Libres de couleur ensuite, qui contestent de manière grandissante les discriminations dont ils sont l’objet de la part des blancs. Face à ces contestations, les blancs créoles s’arc-boutent pour défendre leurs intérêts.

L’avènement de la IIe République en février 1848 et l’abolition immédiate de l’esclavage proclamée dans la foulée représentent un choc et un moment de déstabilisation de la domination sociale et politique des blancs créoles. En effet, le Gouvernement provisoire et en particulier Victor Schœlcher, s’attachent à faire entrer les « nouveaux libres » dans la citoyenneté, et à remettre en cause la domination des blancs créoles sur la société coloniale martiniquaise par le biais du suffrage universel. Les élections de 1848 et 1849 donnent lieu à une intense agitation politique, et voient survenir de violents affrontements entre les républicains favorables à l’action de Schœlcher, issus majoritairement de l’ancienne catégorie des Libres de couleur, et les partisans de l’ordre et du maintien de la domination des propriétaires blancs. Dans ce contexte, le coup d’Etat du 2 décembre 1851 par Louis-Napoléon Bonaparte, puis l’avènement du IInd Empire sont accueillis avec un immense soulagement par les blancs créoles. En effet, la fin de la IIe République s’accompagne de la suppression des élections au suffrage universel dans les colonies. Dans celles-ci, le nouveau régime met en œuvre une politique conservatrice et autoritaire de « retour à l’ordre », au détriment des aspirations démocratiques de la population « de couleur », au grand bénéfice des blancs créoles. La protection de la propriété et la gestion autoritaire des « nouveaux libres » constituent des gages essentiels pour rassurer les habitants sucriers.

Il apparaît alors d’autant plus important à l’élite blanche de manifester sa reconnaissance au nouveau souverain, et de lui témoigner son allégeance. Les premières mesures destinées à ériger une statue en l’honneur de l’impératrice Joséphine sont prises quelques mois à peine après l’instauration du IInd Empire, et moins d’un an après le coup d’Etat. Cette statue remplit un triple objectif : d’abord, elle est investie de l’affirmation symbolique du soutien des blancs créoles au régime et à l’Empereur, qui a permis le maintien de leur domination politique, économique et sociale au sein de la colonie. Ensuite, elle vient rappeler les liens de filiation entre la Martinique et le souverain, lien personnel et familial entre l’Empereur et plusieurs familles blanches, et incarné par Joséphine. Cette statue revêt enfin un véritable enjeu de pouvoir au sein même de la colonie, car elle reflète la réaffirmation du pouvoir local des blancs créoles, et vient conforter leur hégémonie politique presque sans partage dans les affaires de la colonie après la brève déstabilisation de la période républicaine. La statue marque ainsi la reconnaissance et le soulagement de l’élite blanche créole face au “retour à l’ordre” et la restauration de leur domination grâce à l’avènement du Second Empire.

Une statue réclamée par les blancs créoles, et principalement financée par les contribuables martiniquais

Contrairement à ce qu’on peut lire ou entendre, la statue n’a pas été offerte par Napoléon III, et n’a pas été non plus édifiée à son initiative. Ce serait même plutôt l’inverse : dès 1852, les conseils municipaux de Saint-Pierre et de Fort-de-France, les deux principales villes de Martinique, votent la levée d’une somme supplémentaire vouée à financer la construction d’un monument à Joséphine. Par la suite, un impôt supplémentaire est voté dans l’ensemble des communes de l’île. Le montage financier est finalisé à la fin de l’année 1854 et consiste en une contribution totale de la colonie de 25 000 francs, financée par cet impôt supplémentaire, par un don de l’Empereur de 12 000 francs, et par des souscriptions levées tant en Martinique qu’en France métropolitaine, pour une dépense totale de 45 000 francs. Le mode de financement, ainsi partagé entre la colonie, l’Empereur et divers particuliers (surtout des colons martiniquais, y compris ceux vivant en France) scelle ainsi le lien entre l’Empereur et la colonie.

Les archives indiquent que ce sont bien les “habitants” de la Martinique, via les Conseils municipaux, ou d’autres réunions, qui sont à l’initiative de ce monument, avec la bénédiction du Gouverneur Vaillant, puis Gueydon. Par “habitants”, on entend généralement les habitants-sucriers, c’est-à-dire l’élite blanche créole de la colonie. Par la suite, deux commissions distinctes se réunissent pour superviser la réalisation du projet : une commission de souscription puis un comité colonial pour la statue de Joséphine se réunit en Martinique sous l’autorité du Gouverneur afin de superviser les travaux sur l’emplacement de la statue. A Paris, une autre commission s’installe à la fin de l’année 1854 afin de surveiller le déroulement de la construction de la statue et de son piédestal. Elle est présidée par le comte Tascher de la Pagerie, sénateur et grand-maître de la Maison de l’Impératrice Eugénie. Il est le cousin germain de Joséphine, et grand’oncle de Napoléon III. Cette commission rassemble d’autres membres de l’élite blanche créole, comme le sénateur Dariste, Le Pelletier de Saint-Rémy, ou le Vicomte de Fougainville, aux côtés de membres de la haute administration.

En 1854, un désaccord apparaît entre le Ministère et les colons du Conseil général sur l’emplacement de la statue : le premier souhaite ériger la statue sur la Savane, place d’armes de Fort-de-France, et les autres privilégient le square de la place du Gouvernement, au cœur de la ville et de ses bâtiments administratifs symbolisant le pouvoir colonial. En 1855, le Gouverneur Gueydon rejoint la proposition du Ministère concernant le choix de la Savane. L’année suivante, alors que les travaux de fondation doivent commencer, il propose que l’emplacement exact de la statue soit fixé non au centre mathématique de la place, mais plutôt dans le prolongement du croisement entre deux rues de la ville. Afin de réduire la sensation de vide, et pour renforcer l’impression de centralité et de majesté de la future statue, il propose la plantation de deux nouvelles allées d’arbres. L’ensemble des parties prenantes se rallie à sa résolution. Les travaux de fondation se déroulent au début de l’année 1856, et la pose de la première pierre donne lieu à une cérémonie officielle, dont la presse locale se fait l’écho.

La statue de Joséphine doit donc être placée au cœur de la ville, et attirer vers elle tous les regards.

Une statue chargée d’une connotation raciale

La réalisation de la statue de Joséphine est confiée au sculpteur Vital Dubray ainsi qu’à un architecte du gouvernement pour la conception du piédestal, M. Mauguin. Rapidement, la question de la matière dans laquelle la statue doit être sculptée se pose. Au début de la réflexion sur le monument, le comité de souscription pour la statue de l’Impératrice Joséphine en Martinique fait part de sa nette préférence pour le marbre. Le Gouverneur exprime son accord, dans la mesure où le marbre blanc paraît la seule matière adéquate grâce à sa “splendeur”. Au contraire, le bronze pâtit d’une “couleur sombre” qui risquerait de semer la confusion auprès de la population. La commission parisienne abonde en ce sens, et ajoute que l’usage du bronze a contre lui des “objections qui peuvent tenir aux mœurs locales” (Procès-verbal de la Commission de la statue de l’Impératrice Joséphine, séance du 6 janvier 1855). Le marbre de Carrare est donc unanimement retenu. Ces périphrases masquent mal le fait que le matériau choisi est investi d’une forte connotation raciale. L’Impératrice Joséphine ne saurait être représentée par un matériau sombre dont la couleur la rapprocherait de la majorité de la population “de couleur”. Pour les concepteurs du projet, il est impensable que la statue déroge à sa vocation première, c'est-à-dire l’expression d’une distinction sociale et symbolique de la population blanche par rapport à la masse de la population noire ou “mulâtre”. La blancheur du marbre de Carrare, matériau raffiné et recherché, s’accorde avec la blanchité, que l’on pourrait définir ici comme un positionnement social et politique des colons fondé sur leur origine européenne, et devant justifier leur domination au sein de la société coloniale post-esclavagiste de la Martinique.

La statue de l’Impératrice Joséphine se compose ainsi d’un piédestal en marbre. Sur sa face avant est fixée une plaque de bronze représentant le couronnement de Joséphine. Selon la volonté du sculpteur Dubray, la statue de Joséphine se tient debout, face à la mer, et regarde en direction de la baie de Fort-de-France, vers la commune des Trois Ilets où elle est née. Elle porte un manteau impérial attaché à ses épaules, et tient, dans sa main gauche, appuyée sur une colonne, une médaille de son époux Napoléon Bonaparte. Sa main droite, elle, est placée sous son sein gauche, presque contre son cœur. Elle se tient debout avec élégance et volupté comme on peut le voir à travers le drapé de sa robe empire. Enfin, sa tête est ornée d’un diadème. Sur son piédestal, il y a un bas-relief en métal du sacre de Napoléon, avec l’impératrice en second plan.

L’ensemble est protégé par une haute grille entourant la statue. En effet, le Comte Tascher de la Pagerie confie dès 1855 à la commission qu’il préside sa crainte de voir survenir des dégradations et des “actes de malveillance individuelle”. Si les membres de la commission tempèrent cette crainte, ils suggèrent néanmoins de faire surveiller la statue par un gardien, et comptent également sur les forces de l’ordre présentes à Fort-de-France pour dissuader toute velléité de dégradation. La possibilité d’éventuelles contestations de la statue est donc présente dès le départ dans l’esprit des promoteurs du monument.

Les événements de la vie de la statue

Une inauguration en grande pompe

La statue est inaugurée en grande pompe lors de trois jours de festivités les 29, 30 et 31 août 1859 à Fort-de-France. L’éclat de cette cérémonie est rehaussé par la présence de nombreux invités de marque, en premier lieu le Gouverneur de la Guadeloupe et des membres de l’administration de cette colonie, mais aussi de nombreux étrangers. En effet, des représentants de plusieurs îles voisines sont présents, en premier lieu le Gouverneur britannique de l’île de Sainte-Lucie (île située au Sud de la Martinique), les Consuls d’Angleterre et du Vénézuela, mais aussi des délégations des îles danoises (Saint-Thomas, Sainte-Croix), de la Barbade et de la Grenade (colonies britanniques). Cette inauguration se double d’une exposition et d’un concours agricole, afin d’afficher les richesses de la Martinique. En effet, le Gouverneur Maussion de Candé affirme que l'événement a attiré de nombreux visiteurs à Fort-de-France, nombre qu’il estime autour de 10 000 personnes supplémentaires, en plus de la population habituelle de la ville.

Enfin, cette inauguration donne lieu à une grande fête populaire, avec feux d’artifices, banquets et bals, à laquelle toutes les catégories de la population semblent avoir pris part, avec des jeux et danses qui se prolongent tard dans la soirée pendant quatre jours. Pendant plus d’un siècle, la statue marque la Savane de sa présence sans provoquer de contestations.

Cannibalisme, cou coupé et permaculture

En 1974, dans le cadre de travaux de rénovation de la Savane, le monument aux morts et la statue de Joséphine sont déplacés. Joséphine quitte le centre du parc et est installée à la marge nord-ouest de celui-ci parallèlement à la rue de la Liberté. Ce déménagement de Joséphine fait partie intégrante d’une grammaire urbaine qu’Aimé Césaire (alors maire de Fort-de-France) et son conseil municipal avait mis en place pour cannibaliser les lieux et symboles de pouvoir coloniaux dans la capitale. À la place de la statue, est érigé un kiosque sous lequel des artistes venaient très régulièrement animer musicalement la vie de la Savane. Parce que le parc est un lieu de vie, un lieu de rencontres, d’échanges et de partage. Les jeunes jouent au football, les moins jeunes s’amusent pendant que plus loin les adultes parlent, rigolent et dégustent des friandises locales.

Durant la Seconde guerre mondiale les époux Césaire (Aimé et Suzanne) créent le cannibalisme littéraire. Cette pratique symbolique s’inspire du rituel kalina au cours duquel on consomme l’un des attributs faisant la force de son ennemi. Après avoir cannibalisé la littérature, Césaire décide de cannibaliser l’en-ville, le centre-ville de Fort-de-France. La statue de Joséphine est l’un des emblèmes du pouvoir colonial. En la retirant du fameux centre non mathématique de la Savane et en la remplaçant par un kiosque mis à disposition de la population, c'est une façon symbolique de rendre le pouvoir au peuple. Mais aussi de retirer à la figure de l’impératrice Joséphine son importance centrale dans le récit de l’histoire martiniquaise.

Ce bouleversement du paysage du parc fait tellement parler que lors du carnaval 1976 le chansonnier martiniquais Guy Méthalie rencontre un franc succès avec “Yo déplacé Joséphine”. Dans cette chanson, il raconte l’histoire de la population avec la Savane mais aussi les rumeurs qui circulent sur Joséphine. Elle aurait été “une putain” c’est pourquoi la statue aurait été transférée “sous les mahoganys pour les chauffeurs de taxis”. Si à travers ses paroles Méthalie évoque l’impopularité du personnage historique, il n'explique pas là où le bât blesse. En effet, à la Martinique on impute à Joséphine le rétablissement de l’esclavage sous Napoléon en 1802, même si l’ancienne colonie ne connaitra qu’une abolition, celle de 1848. Cette question alimente depuis plusieurs décennies (et encore aujourd'hui) le rôle que l’impératrice a pu jouer dans la décision de son époux l’empereur Napoléon. C’est ainsi que l’on se souvient de Joséphine en Martinique où elle fait partie intégrante des mémoires de l’esclavage. Dans l’imaginaire collectif martiniquais, l’histoire de cette blanche créole et ce qu’elle représente dans l’histoire de France font de cette statue l’incarnation de la domination coloniale et esclavagiste. Ce monument rend hommage à la caste béké en glorifiant l’empire colonial français avec en toile de fond les horreurs de l’esclavage.

Il existe d’ailleurs une chanson qui évoque la mémoire de l’esclavage liée à Joséphine plus crue et plus radicale que celle de Méthalie. Il s’agit de “Joséphine”, de l’indépendantiste militant et chansonnier Djo Dézormo. En 1978, il chante ainsi dans son refrain “Esklavagis’, bétjé rasis, nou pa bizwen non’w an lè la Savann’ an. Mé nou sav byen an jou kay rivé nou kay jété-w dan loséan ! (...) É nou ka di pou nonm ou pasé ou pa an bon fanm touboneman !” (“Esclavagiste, békée raciste, ton nom n’a pas à se trouver sur la Savane. Nous savons bien qu’un jour viendra nous te jetterons dans l’océan ! (...) Et nous pouvons dire que pour tous les hommes que tu as eu dans ton lit, tu n’es pas du tout une bonne femme.”). Lors de sa sortie en 1978 le titre n’est pas plébiscité, il est même censuré comme d’autres chansons de l’artiste. Pourtant, cette représentation de Joséphine devient progressivement populaire dans la société martiniquaise.

Dans la nuit du 21 au 22 septembre 1991 “la statue de l’impératrice du parc de la Savane a été décapitée” (Article de F.B. pour le France-Antilles Martinique du 24 septembre 1991). Jugée dans cet article comme “un acte de vandalisme qui tient du burlesque, de l'inconscience, sinon de la démence”, cette décapitation s’inscrit dans une série d’actes de vandalisme perpétrés à l’encontre de plusieurs monuments sur l’île (statue de Victor Schoelcher et buste du Général de Gaulle). Durant plusieurs années, une question subsiste : qui a décapité la statue de Joséphine et où se trouve sa tête ? Cette dernière a alimenté les rumeurs les plus farfelues. C’est le doctorant et écrivain Zaka Toto qui nous donne un début de réponse en 2020. Dans le cadre de ses recherches, il a interrogé un certain nombre de militant.e.s indépendantistes. La statue aurait été décapitée par un groupe de militant.e.s terroristes, nommé Ych Telga (les enfants de Telga), appartenant à l’Alliance Révolutionnaire Caribéenne (responsable d’une série d’attentats à la bombe dans les Outre-mers et en Hexagone). Ils auraient choisi, en 1991, dans un dernier sursaut révolutionnaire de décapiter la statue et de lui jeter du sang pour symboliser le sang versé par les ancêtres esclavisé.e.s. Ils n’ont pas laissé la date au hasard, puisque le 21 et le 22 septembre c’est l’anniversaire de l’insurrection du sud de la Martinique qui a eu lieu en 1870. D’ailleurs le groupe porte le nom de Louis Telga, l'un des chefs des insurgés. L’insurrection du sud, connue en 1991 sous le nom d’affaire Codé, est considérée par les groupes indépendantistes comme l’un des actes fondateurs de la nation martiniquaise. Cette insurrection est pour eux le point de départ de la lutte contre le colonialisme. Il est donc tout à fait logique de choisir la date anniversaire de ce sanglant soulèvement, 121 ans plus tard, pour enlever à la statue de Joséphine sa tête.

Dès lors, la statue, qui appartient au paysage urbain de la ville de Fort-de-France, est l’objet de plusieurs actes d’appropriations par la population martiniquaise. De façon épisodique on lui jette de la peinture rouge, mais surtout on s’interroge sur le fait de sa présence dans l’espace public. Doit-elle rester là de cette façon ou doit-on la déboulonner ?

Le 31 décembre 1992 elle est inscrite en l’état au patrimoine national et classée monument historique.

En 1998 pour le 150e anniversaire de l’abolition de l’esclavage la statue est drapée d’un tissu noir du fait de son lien avec les mémoires de l’esclavage, à travers la fameuse question du rétablissement en 1802.

En novembre 2012, l’artiste Sarah Trouche réalise une performance artistique en ouverture de la seconde édition du Pool Art Fair en Martinique. Nue, le corps entièrement couvert de peinture rouge, pour symboliser les peuples Kalinas, elle fouette pendant vingt minutes la statue de l’impératrice Joséphine, lui sommant de nous dire la vérité. Pour cette artiste le monument est le symbole du rétablissement de l’esclavage et incarne aussi la puissance coloniale française. Elle souhaite ouvrir un débat et pousser la population à s’interroger sur la présence d’une telle statue dans l’espace public. En décembre 2018 le monument va être revêtu du gilet jaune au moment du mouvement social.

C’est finalement une poignée de militant.e.s, aidés de badauds, qui va décider de son sort le 26 juillet 2020 en détruisant la statue. L’évènement est quasiment diffusé en direct sur les réseaux sociaux. On y voit le groupe tirer à l’aide de cordes et avec force la statue qui tient encore debout sur un piédestal déjà partiellement détruit. Au moment où elle tombe éclatent des cris de joie suivis de personnes sautant sur ce qu’il en reste. Certains d’entre eux ramassent même des bouts de marbre, un peu comme un trophée pour attester leur présence lors de ce jour historique.

Le même jour i.el.s déboulonnent la statue de bronze de Belain d’Esnambuc (fondateur de la colonie Martinique), située non loin de celle de Joséphine. I.e.ls trainent la tête de Belain dans les rues de Fort-de-France avant de s’attaquer aux plaques de la rue Blénac (ancien gouverneur de l’île et connu pour avoir été un tortionnaire d’esclavisé.e.s). Leur course effrénée se termine à la Porte du Tricentenaire, qu’i.e.ls essaient aussi de détruire, devant le parc Aimé Césaire. Ces démolitions ont lieu trois mois après la destruction des statues de Victor Schoelcher, à Schoelcher et à Fort-de-France le 22 mai 2020.  C’est un véritable coup du sort, puisqu’au même moment Didier Laguerre, maire de la ville capitale, envisageait de déposer la statue de Joséphine. Cette décision devait être soumise au vote du conseil municipal lors de la dernière semaine de juillet 2020.

C’était la première fois que la mairie songeait officiellement à enlever ce monument de la Savane. En effet, à la suite du déchoukaj (destruction) des statues de Victor Schoelcher le 22 mai, la ville de Fort-de-France avait mis en place une commission mémorielle composée d’expert.e.s, d’acteur.trice.s culturel, de représentant.e.s des activistes et des associations de la ville. L’objectif de cette commission étant d’interroger l’odonymie et la présence des monuments jugés problématiques dans l’espace public foyalais. Suite à la destruction de la statue, la ville ne porte pas plainte mais le parquet se saisit de l’affaire et ouvre une instruction.

La statue de l’impératrice Joséphine après avoir été cannibalisée, décapitée, tachée de peinture rouge, couverte d’un tissu noir et fouettée était encore pour les participant.e.s à son déchoukaj  un symbole de la puissance coloniale française et du rétablissement de l’esclavage. Il fallait donc l’abattre, même s’il est aujourd’hui prouvé et répété par les chercheur.euse.s sur le territoire que Joséphine n’est pas responsable du rétablissement de l’esclavage. Quid de la grammaire urbaine césairienne qui a cannibalisé les lieux et monuments du pouvoir de l’ennemi ?

Futurs et devenirs possibles de la statue de Joséphine

En décembre 2020 les mêmes activistes choisissent de transformer ce qu’il reste du socle du piédestal de la statue de Joséphine en bac de permaculture. L’idée est simple : les passants se servent dans le bac et peuvent aussi contribuer au développement des cultures de ce dernier en l’arrosant ou en y ajoutant des semences. Mais le bac semble vite laissé à l’abandon, et attire des nuisibles, ce qui pose problème aux restaurateurs sur la Savane et aux personnes en situation d’errance.

En effet, les différentes actions menées par les activistes au cours de l’année 2020 ont considérablement perturbé l’espace public dans lequel évoluent les sans domicile fixe du centre-ville. C’est ce qu’ont fait remonter les associations qui interviennent auprès d’eux dans le cadre de la commission mémorielle de la ville de Fort-de-France et l’expérience de Valérie-Ann Edmond-Mariette qui organise des ballades historiques sur la thématique des monuments coloniaux. L’en-ville est leur maison et elle a été attaquée, les monuments étaient jusque-là pour eux des repères.

Ce serait l’une des raisons qui expliquerait pourquoi en juin 2021 un sans-abri a mis le feu au bac de permaculture.

A ce jour, la commission mémorielle de la ville de Fort-de-France est toujours en place. Aucune annonce n’a été faite concernant un éventuel réaménagement de la Savane, rien non plus sur les restes de la statue de marbre de l’impératrice Joséphine.

Podcast

Valérie-Ann Edmond-Mariette, Adélaïde Marine-Gougeon et Julie Marquet, "Joséphine cou-coupé", Des colonisations sur Spectre, 2024. 

Références bibliographiques

Pierre Branda, Joséphine : le paradoxe du cygne, Paris, Perrin, coll. Tempus, 2020.

Pierre Branda et Thierry Lentz, Napoléon, l'esclavage et les colonies, Paris, Fayard, 2006.

Paul Butel, Histoire des Antilles françaises, XVIIe-XXe, Paris, Perrin, 2007.

Christine Chivallon, L’esclavage, du souvenir à la mémoire: contribution à une anthropologie de la Caraïbe, Paris, Karthala, 2012.

Audrey Célestine, Valérie-Ann Edmond-Mariette, et Zaka Toto. « De la décapitation à la destruction : les “déchoukaj” des statues en Martinique », in Gensburger Sarah, Jenny Wüstenberg, Pierre-Emmanuel Dauzat, et Aude de Saint-Loup, Dé-commémoration: quand le monde déboulonne des statues et renomme des rues, Paris, Fayard, 2023.

Anny Dominique Curtius, « Of naked body and beheaded statue : performing conflicting history in Fort-de-France » in Donatien-Yssa, Patricia Auteur, et Rodolphe Auteur Solbiac, éd. 2015.

Critical perspectives on conflict in Caribbean societies of the late 20th and early 21st centuries. Newcastle upon Tyne (GB), Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande du Nord: Cambridge Scholars Publishing, 2015.

Frédéric Régent, La France et ses esclaves, Paris, Hachette, 2009

Toto, Zaka, et Valérie-Ann Edmond-Mariette. 2020. « En-Ville Cannibale : Déconstruire et repenser la ville coloniale ». ZIST (revue littéraire en ligne). 20 juillet 2020.

Sitographie et liste des médias consultés

Bernadette et Philippe Rossignol, « Généalogie de la famille Tascher de la Pagerie », bulletin n°54 de Généalogie et Histoire de la Caraïbe, 1993, p. 890-897

Yo déplacé Joséphine, Guy Méthalie, 1976.

Joséphine, Djo Dézormo, 1978.

Notice PA00105984 de la plateforme ouverte du patrimoine sur la statue de l’impératrice Joséphine.

Site de l’artiste Sarah Trouche

De Saint-Sernin Sandrine. 2012. « Nue sur la Savane... » France-Antilles Martinique, 16 novembre 2012, sect. Arts.

France-Antilles Martinique. 2018. « Joséphine rejoint les gilets jaunes », décembre 2018, sect. Insolite.

Vidéo facebook de Zayactu

Pinel-Féréol, Peggy. 2020. « Les statues de Joséphine de Beauharnais et de Pierre Belain D’Esnambuc renversées par des activistes en Martinique ». France TV Outre-Mer, 26 juillet 2020.

Brault, Brigitte. 2020. « Deux statues de Victor Schoelcher détruites le 22 mai, jour de la commémoration de l’abolition de l’esclavage en Martinique », 22 mai 2020.

Philipakis, Julien. 2021. « Le socle de la statue de Joséphine part en fumée ». France-Antilles Martinique, 23 juin 2021.